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ÉducationPhilosophes

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Eduquer pour la paix. Dialogue avec Delia Mamon, fondatrice de Graines de Paix

Eduquer pour la paix. Dialogue avec Delia Mamon, fondatrice de Graines de Paix

Marie-Claude Sawerschel (MCS) : Nous nous sommes rencontrées, chère Delia, via les réseaux, parce que tu as commenté un débat télévisé sur l’école auquel je participais. Dans ton commentaire, tu remerciais les participants tout en déplorant que les questions essentielles n’aient pas été abordées et j’étais bien d’accord avec ta remarque.

J’ai découvert ensuite que tu es la fondatrice de Graines de Paix, une fondation qui se donne pour mission de « servir la transformation de l’éducation en faveur d’une pleine réussite scolaire en y intégrant l’épanouissement, la prévention des violences et la paix (scolaire, sociétale, avec la nature) » ce qui est un programme on ne peut plus urgent !

Dis-nous tout d’abord qui tu es Delia, d’où tu viens et comment tu en es venue à t’engager activement sur les questions d’éducation.

Les débuts : deux systèmes scolaires et mai 68

Delia Mamon (DM) : J’ai effectué la première partie de mes études primaires et secondaires aux Etats-Unis, où mes parents avaient choisi de vivre. Cependant, à mes 8-9 ans, ma famille m’a scolarisée en France et j’ai pu ainsi observer à quel point les deux systèmes scolaires étaient opposés, l’un valorisant et humain, l’autre dévalorisant et sans humanité. De l’école publique américaine, je ne garde que de bons souvenirs, non seulement pour moi-même mais pour tous mes camarades. L’enseignement y était très vivant, ludique. Nous étions actifs, responsabilisés, et j’insiste sur le fait qu’aucun élève n’était rabaissé par les enseignants. En France, c’était tout le contraire. Ça s’est si mal passé pour moi que mes parents ont dû me ramener aux Etats-Unis après quelques mois.

Puis mes parents se sont définitivement établis en France quand j’avais douze ans. Je me souviens avoir été totalement révoltée au lycée par l’esprit punitif qui y régnait. Les élèves, même les filles les plus douées (les classes n’étaient pas encore mixtes), étaient terrorisées durant les cours. De plus, les enseignants dénigraient les élèves en public. J’ai eu des notes épouvantables, des 0 injustifiés, simplement parce que curieuse, je posais des questions. Je n’ai pas compris tout de suite qu’en France, poser une question pouvait être très mal vécu par les enseignants puisqu’aux Etats-Unis nous étions au contraire encouragé∙es à en poser.

J’ai fini par m’adapter, c’est-à-dire par cesser de poser des questions. Mais si on ne peut pas poser de questions, à quoi ça sert d’écouter ? Comment les élèves peuvent-ils maintenir leur concentration, le désir d’apprendre ?

MCS : Le constat est sans appel : aux Etats-Unis, l’éducation était positive alors qu’en France, elle était punitive, donc négative ?

DM : Oui, c’est cela. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Je ne peux pas parler des Etats-Unis actuels. Je ne peux d’ailleurs parler que de l’expérience que j’ai vécue comme élève dans l’école publique où j’étais. Était-ce le reflet de l’enseignement américain en général ? Il semble que oui car d’autres personnes qui ont accompli une partie de leur scolarité aux Etats-Unis, m’ont dit avoir vécu ce même contraste.

MCS : Et ensuite?

DM : J’ai vécu Mai 68, à Paris, à 14 ans, comme une fenêtre d’opportunité pour une école plus humaine. Avec deux autres camarades, qui avaient elles aussi l’expérience d’une scolarisation hors de l’hexagone, nous avions contribué activement à la fermeture du Lycée Victor Duruy dès les débuts de la contestation.

MCS : Vous meniez le mouvement pour votre classe parce que vous saviez qu’un autre enseignement était possible ?

DM : Oui, nous en étions convaincues.

MCS : En quoi ce parcours scolaire personnel a-t-il été fondateur pour toi ?

DM : Le modèle scolaire m’avait transformée en une élève très moyenne qui peinait. Mais au Bac, à ma grande stupéfaction, j’ai eu quelques excellentes notes, ce qui a provoqué chez moi un immense déclic – somme toute, « je n’étais pas si nulle que ça ». J’ai alors compris que l’estime de soi était la clé pour déverrouiller les blocages des élèves dans les apprentissages..

MCS : Est-ce que tu défendrais l’idée que c’est par la note chiffrée que l’estime de soi se construit ou par une approche valorisante ?

Développer l’estime de soi et la confiance en soi

DM : Tout dépend comment les notes sont utilisées : si elles ont pour but de distinguer 2 ou 3 élèves et de rabaisser tous les autres, elles tuent dans l’œuf l’estime de soi de la grande majorité, baissant par-là le niveau de la classe. Si elles servent à mesurer les progrès de chacun, les élèves se sentent aidé∙es et non plus dévalorisé∙es, les comportements deviennent positifs. Une notation des progrès donne à l’élève des repères pour mieux progresser. Toute la classe réussit mieux, ce qui permet aussi à l’enseignant de se sentir mieux et d’aller plus vite. L’estime de soi se construit tout d’abord à la maison, à partir de la toute petite enfance. Je me souviens comment mon père nous parlait déjà d’études universitaires alors qu’on savait à peine parler. Puis elle se construit tout au long de la scolarité. Mais l’estime de soi peut s’effondrer en cas de remarques dévalorisantes à répétition, de notes punitives, ou un manque d’occasions pour se valoriser. Il en résulte un fort sentiment d’injustice. C’est de tout cela dont se plaignent les élèves en primaire et au cycle.

MCS :  Quelles composantes précises vois-tu dans ce que tu appelles « l’estime de soi » ? On devine, en t’entendant, qu’elle relève du courage face aux défis qui nous attendent, de la confiance dans l’avenir, de la capacité d’adaptation, de la capacité à analyser ses émotions…

J’insiste là-dessus parce que, dans l’école genevoise, la « confiance en soi » est identifiée comme centrale dans le dispositif FO18, la formation obligatoire jusqu’à 18 ans inscrite dans la nouvelle Constitution. La confiance en soi est le premier élément que l’institution s’emploie à reconstruire chez les élèves qui portent le qualificatif de « décrocheurs ». « Retrouver la confiance en soi » est un des premiers ateliers par lequel passent ces élèves. Et la question se pose véritablement de savoir pourquoi on ne se préoccupe pas, dans l’ensemble du parcours scolaire, de renforcer et de développer la confiance que les élèves ont en eux-mêmes si on admet que rien n’est possible sans cette composante.

DM : L’estime de soi des élèves est l’image qu’ils se font de leur propre valeur, tandis que la confiance en soi des élèves est leur perception de leurs capacités pour penser, apprendre, réussir, mais aussi se connaître, maîtriser leurs émotions, socialiser, se défendre… Je suis d’accord avec toi que la confiance en soi et l’estime de soi doivent se cultiver dès le début de la scolarité et tout au long, c’est central pour réussir les apprentissages ! C’est pourquoi il est important de féliciter les élèves pour les progrès qu’ils font, c’est-à-dire de se focaliser non pas sur le résultat mais sur les progrès. C’est ce que chaque adulte fait spontanément face à des petits qui apprennent à marcher : est-ce qu’il viendrait à l’idée de quiconque de reprocher à un enfant qui apprend à marcher d’avoir raté une marche et d’être tombé ?

L’estime de soi des élèves est l’image qu’ils se font de leur propre valeur, tandis que la confiance en soi des élèves est leur perception de leurs capacités pour penser, apprendre, réussir, mais aussi se connaître, maîtriser leurs émotions, socialiser, se défendre…

MCS : Dans tout apprentissage, c’est la progression qui compte, et non l’objectif qui serait la maîtrise totale ?

DM : Oui. L’encouragement est un ingrédient clé de la réussite scolaire. Nous savons encourager les enfants de manière spontanée en dehors d’enjeux scolaires, mais tout se passe comme si l’encouragement était perçu comme inapproprié en classe. Aider les enseignants à développer des postures qui encouragent les élèves et les stimulent serait vraiment bénéfique pour tous les élèves.

Le deuxième élément à mieux prendre en compte est que chaque enfant se développe à son rythme. Ce rythme va s’accélérer ou ralentir selon le climat d’apprentissage : si les activités d’apprentissage stimulent les élèves, les mettent en interaction, les amusent, les testent sous forme de jeu, le rythme d’apprentissage sera plus élevé pour l’ensemble des élèves. S’il est demandé aux élèves d’être passifs, de ne pas bouger ou de ne pas faire de bruit, alors ils s’ennuient et leurs pensées vagabondent ailleurs ralentissant le rythme d’apprentissage.

MCS : L’estime de soi se construit dans l’interaction…

DM : Oui, dans l’interaction : avec l’enseignant d’une part, et avec ses pairs dans les apprentissages. D’où l’intérêt de donner aux élèves des activités d’apprentissage collaboratives, c’est-à-dire qui permettent aux élèves de dialoguer, apprendre, résoudre à plusieurs. Ils peuvent développer ainsi leur confiance et leur estime de soi d’autant plus qu’ils apprennent à se considérer mutuellement.

MCS : L’enfant se construit, intérieurement et extérieurement sous le regard de l’adulte…

DM : Oui, l’élève se construit et grandit dans le regard de l’autre. C’est par le regard que l’enfant se sent valorisé, par là qu’il comprend qu’on l’estime, qu’on croit en lui, ou pas. Le regard dit tout. Le regard peut exprimer par exemple l’enthousiasme, l’admiration, la bienveillance, la tendresse, ou la réprobation, le mépris, la colère ou l’ennui. Le regard est signifiant pour les enfants comme pour les adultes. L’enfant y est particulièrement sensible puisque c’est son premier mode de communication, avant la parole.

L’enseignant a tout intérêt aussi à développer le regard positif des élèves les uns envers les autres : par le biais d’activités collectives qui amènent les élèves à prendre conscience de leurs qualités aux yeux de leurs pairs et réciproquement. C’est certainement l’un des grands objectifs des ressources scolaires de Graines de Paix, notamment les guides d’activité Grandir en paix.

L’élève se construit et grandit dans le regard de l’autre.

MCS : Qualités qui ne sont pas du seul ressort des disciplines scolaires…

DM : (sourire) Cela va sans dire… L’apprentissage des disciplines scolaires se fait plus aisément lorsque les qualités personnelles des élèves sont développées. Développer en classe leurs valeurs humaines, leurs compétences émotionnelles et sociales, leur capacité à réfléchir et discerner permet de renforcer leur sentiment de sécurité psychologique face aux apprentissages et entre eux. Chaque élève a besoin de sécurité psychologique pour apprendre, c’est-à-dire de respect, de considération, d’appréciation, de bienveillance, de ne pas être rabaissé, ni insulté ou harcelé. D’où l’intérêt de développer ces valeurs humaines en classe dans la réciprocité.

MCS : C’est une critique qu’on fait facilement à l’école traditionnelle : on lui reproche d’accueillir les élèves comme s’ils ne savaient rien…

DM : Oui, dans la recherche de l’égalité pour tous les élèves, on a longtemps pensé que les élèves devaient démarrer tous au même niveau pour ne pas défavoriser les élèves qui arrivent sans rudiments en classe. Cependant, il y a plusieurs manières d’assurer l’égalité des chances, par exemple en donnant autant de chances d’interaction aux élèves du fond qu’aux élèves devant. C’est un des grands points forts des pédagogies collaboratives. On sait aussi que les classes ayant des élèves de plusieurs niveaux fonctionnent bien précisément parce que les élèves peuvent alors s’entraider, être utiles les uns aux autres. Je l’ai vécu aux Etats-Unis où nos classes étaient hétérogènes et que nous étions invités à nous entraider pour apprendre. Et on apprenait par ce biais la considération mutuelle.

Dans la recherche de l’égalité pour tous les élèves, on a longtemps pensé que les élèves devaient démarrer tous au même niveau pour ne pas défavoriser les élèves qui arrivent sans rudiments en classe. Cependant, il y a plusieurs manières d’assurer l’égalité des chances, par exemple en donnant autant de chances d’interaction aux élèves du fond qu’aux élèves devant. C’est un des grands points forts des pédagogies collaboratives.

MCS : C’est un peu ce que j’ai appris dans ma petite école de campagne, où trois degrés étaient rassemblés et où, pour des raisons pratiques, nous nous trouvions régulièrement dans des situations où les plus grands expliquaient aux plus petits. Je garde un vif souvenir de ces moments et de ce que j’ai appris à ces occasions. D’ailleurs dans des sociétés plus traditionnelles où l’école n’est pas aussi structurée que chez nous, chacun apprend de chacun.

DM : La fragmentation des familles accroît l’isolement des enfants. Ils ont moins d’occasions de se frotter les uns aux autres pour apprendre à bien vivre ensemble. C’est pourquoi le Plan d’Etudes Romand met l’accent sur les compétences à développer tout en enseignant les disciplines. Sans l’apprentissage de ces compétences pour bien vivre ensemble, la frustration des élèves peut enfler au point de perturber le climat de classe et affecter les apprentissages.

MCS : On trouve dans certains métiers des personnes qui ont souvent eu un parcours chaotique où l’école les a disqualifiés en permanence.

DM : Certains métiers sont mal valorisés par la société. Les couturières comme les ouvriers en bâtiment par exemple ont un sens de l’espace tridimensionnel extrêmement développé, c’est-à-dire une aptitude mathématique, qui n’est pas reconnue. J’ai récemment rencontré un jeune homme qui a monté son entreprise et qui m’a confié que son parcours scolaire avait été épouvantable. Puis, il a compris que, s’il devait réussir, ce serait « malgré l’école ». Ces exemples de parcours scolaires brisés sont malheureusement trop fréquents, mais on peut y remédier par un changement de regard, afin de voir en chaque élève une perle précieuse qui nous est confiée.

MCS : Peut-être connais-tu Bertrand Ogilvie, un philosophe et psychanalyste français qui fait l’hypothèse, dans un de ces ouvrages récents, La légende dorée de l’école émancipée, que l’école est une machine à produire une fracture sociale pour reproduire des élites. Et pour qu’il y ait une élite, il faut que certains en soient exclus.

DM : Il y a une grande différence entre la France et la Suisse sur le sujet de l’école élitiste. Et pour revenir au livre précité, il semble que l’auteur se soucie comme vous et moi de l’effet brise-élan de l’éducation actuelle, qui empêche les élèves de s’épanouir.

Une éducation pour la paix

MCS : Pour en venir à la Fondation Graines de Paix, comment Graines de Paix a-t-elle commencé ?

DM : Le déclencheur a été la guerre d’Irak en 2003. Une énième guerre, malgré tous les systèmes érigés pour les prévenir : la justice, les lois, les constitutions, la diplomatie, l’ONU, les religions, l’éducation (…). Même au 21e siècle, malgré une hausse remarquable du niveau scolaire autour du monde. J’avais un pressentiment très négatif que le monde allait revivre de grandes violences. Puis un matin de 2004, je me suis réveillée en sursaut, avec la prise de conscience qu’il fallait créer un projet pour y répondre. Un projet qui permette de repenser l’éducation en élargissant son champ aux grands enjeux sociétaux, en organisant les apprentissages de manière à servir ces enjeux.

Le déclencheur a été la guerre d’Irak en 2003.

A partir de là, il s’agissait d’identifier les domaines qui manquaient dans les programmes scolaires qui permettraient de prévenir la violence – relationnelle, scolaire, interculturelle, sociétale, … De cette réflexion est ressorti qu’il fallait développer les valeurs humaines en classe, celles axées sur le ressenti mutuel, en plus des valeurs morales, lesquelles sont de l’ordre du devoir et qui s’avèrent inefficaces pour prévenir les violences, même scolaires, contre les enfants.

MCS : Comment les définis-tu ?

DM : Les valeurs humaines sont celles qui nous lient les uns aux autres, qui produisent du lien et qui sont ressenties ainsi. D’abord, il y a le respect, qui est la première marche sur l’échelle des valeurs humaines : il est cependant neutre, en ce sens qu’il demande peu d’affect. Puis il y a la considération : si nous « considérons » l’élève, il peut grandir comme le fait une plante que l’on soigne. L’éducation prend tout son sens lorsque l’enseignant vit son rôle comme le ferait un jardinier. C’est la perspective la plus riche qu’on puisse avoir de l’enseignement, où chaque activité devient une nourriture pour l’élève et non pas un poison.

MCS : Et les autres valeurs humaines ?

DM : Au-dessus de la considération, en imaginant toujours une échelle avec des marches qui montent, il y a l’appréciation, puis la bienveillance, puis l’empathie, et enfin la fraternité. En groupe, les valeurs humaines qui comptent sont l’acceptation de la différence et l’ouverture aux autres. Ce sont toutes ces valeurs qui permettent des interactions réussies, c’est-à-dire sereines.

Au début de Graines de Paix, la transmission de ces idées se faisait par notre site web, qui était notre premier investissement. Rapidement, le site nous avait permis de toucher un public large – plus de 100’000 visiteurs par an venant des 5 continents. Au début de 2008, le Comité de l’association, convaincu par l’importance d’intégrer ces valeurs et compétences en classe, a requis qu’un manuel scolaire soit rédigé. Après un an de réflexions, j’ai pu présenter un projet de manuel comprenant une douzaine d’activités pédagogiques à Éducation 21 (à l’époque Fondation Éducation et Développement). M. Charlie Maurer, directeur romand de l’époque, avait été impressionné par la forte corrélation entre le dispositif pédagogique de ce projet de manuel et celui du futur Plan d’Études romand (PER), non encore publié. Il m’a alors donné trois jours pour établir les correspondances entre les compétences promues par Graines de Paix et celles du PER en me disant que, si j’y parvenais dans ce délai, Graines de Paix serait soutenu financièrement. C’est ce qui s’est passé.

En effectuant ce travail de correspondance, j’ai été amusée de constater que les compétences émotionnelles, si importantes pour réussir les apprentissages, étaient « cachées » dans la catégorie « Pensée créatrice » du PER. Il fallait croire que la notion de pensée créatrice passerait mieux selon ses auteurs. Cela dit, c’était stimulant d’être si en phase avec les objectifs du futur PER.

MCS : Est-ce à dire que Graines de Paix n’est, dans le fond, pas nécessaire ?

Convergences avec le Plan d’Etudes Romand

DM : (Sourire) Le PER structure les objectifs éducatifs et les savoirs associés en trois dimensions – les disciplines, les capacités transversales et la formation générale. Il laisse la liberté aux enseignants de choisir comment ils enseignent ces disciplines, compétences et savoirs. Les activités conçues par Graines de Paix concrétisent ces trois dimensions. Ce sont des activités clés en main qui permettent aux enseignants de mettre en œuvre le PER, de le faire de manière vivante et interactive et d’établir un climat de classe harmonieux ce faisant.

MCS : L’objectif de conjugaison entre les compétences figure bien dans la pédagogie du PER. Mais j’avoue trouver surprenante la liste des moyens d’enseignement catalogués sur le site internet du plan d’études romand : ils demeurent tous strictement liés à des domaines disciplinaires bien spécifiques. Donc, dans les faits, si ce mariage des compétences se fait, c’est sur la seule initiative de l’enseignant. D’où l’importance qu’une vision comme celle de Graines de Paix, ses ressources, ses formations, puissent être accueillies dans les classes.

DM : Ce mariage entre disciplines et compétences de vie est difficile à faire pour les enseignants tant qu’ils ne sont pas formés à le faire, ni sensibilisés à la manière dont cela va leur faciliter la gestion de la classe. Les formations continues se focalisent sur les symptômes tels que le harcèlement, et non sur les causes. Les enjeux sociaux y sont peu mis en valeur. La durée est de quelques jours par an pour tous les domaines de formation continue. D’où la grande souffrance actuelle des enseignants et des élèves. Le problème est là : un Plan d’études excellent, mais qui n’est pas mis en œuvre dans les classes faute d’une formation de plusieurs jours permettant aux enseignants de transformer leurs pratiques et en finir avec cette souffrance. L’argument du coût ne tient pas : les coûts d’absentéisme, de frais de santé, de médicalisation des élèves, de sécurité, de réparations sont sûrement plus élevés.

MCS : Je me souviens d’un séminaire destiné à des enseignants dispensé par un sociologue de l’éducation qui voulait nous rendre attentifs au fait qu’on peut facilement stigmatiser un élève, ou le mettre à ban, sans même s’en apercevoir. « Je vais d’ailleurs le faire maintenant » avait-il annoncé. « Vous, Madame, vous allez être celle que je stigmatise ». Et effectivement, après une heure de travail collectif, cette collègue était complètement lâchée, même par le groupe. La mise à ban avait pourtant été très discrète. L’animateur s’était contenté de l’oublier dans le tour de présentation, il n’avait pas du tout commenté une intervention qu’elle avait faite ensuite alors qu’il donnait quittance aux autres. Et comme personne dans le groupe ne réagissait, elle s’était trouvée écartée sans que personne ne le veuille. Nous avions pris conscience de la violence muette qu’il peut y avoir dans cette négation de l’existence de quelqu’un.

DM : J’ai observé cela dans une classe au Liban : un élève réfugié, qui essayait de s’intégrer avec enthousiasme, était ignoré de l’enseignant. Il n’avait pas le temps de l’aider à comprendre m’avait-il expliqué. Le risque, en frustrant ainsi des élèves, est de provoquer plus tard des comportements violents, voire terroristes. Il est encore et toujours question d’émotions.

Il est encore et toujours question d’émotions.

MCS : L’émotion est ce qui nous meut, nous met en marche, nous met en branle. Pas d’action sans émotion. Et l’action a un lien direct avec l’émotion vécue.

DM : Oui. C’est pourquoi enseigner demande une attention et une fermeté bienveillantes. On accepte l’erreur, tout en explicitant à l’élève les efforts à entreprendre et les limites à respecter. En cela, la bienveillance n’est ni indulgence, ni tolérance. La tolérance évoque de fait quelque chose d’à peine tolérable (!) et éveille des émotions négatives, que l’élève va ressentir. La bienveillance au contraire permettra de susciter des émotions positives chez l’élève, ce qui facilite l’enseignement. C’est ce qui apparaît dans ton passionnant dialogue avec le médaillé Fields, Hugo Duminil Copin, publié sur ton blog. Dans son travail et son attitude face aux mathématiques, il adopte une posture enthousiaste…

MCS : … généreuse et joyeuse…

DM : … C’est un mathématicien joyeux, curieux et créatif, qualités qui sont à développer absolument chez les enfants.

MCS : Oui, un grand monsieur, très concerné par les questions d’éducation.

Dans quels pays Graines de Paix intervient-elle ?

DM : Notamment en Suisse romande, en Côte d’Ivoire et au Bénin. Il nous est arrivé de travailler au Sénégal dans des classes, en Tunisie et au Liban avec des inspecteurs et des conseillers pédagogiques. Certains projets sont freinés parce que les fonds pour les réaliser sont parfois difficiles à trouver.

MCS : Par qui Graines de Paix est-il financé ?

DM : Nous sommes financés par la DDC (Centre de compétences de la Confédération chargé de la coopération internationale ainsi que de l’aide humanitaire), l’UNICEF, l’UNESCO, FedPol, l’Etat de Vaud, la Ville de Genève, des fondations privées, des dons. Dont un mandat de l’UNESCO sur les révisions à apporter aux curricula de trois pays du Sahel afin d’y intégrer la lutte contre la violence et la radicalisation. C’est passionnant. Nous avons également reçu, en 2022 le prestigieux « Prix UNESCO-Hamdan pour le développement des enseignants », un prix de 100’000 USD qui récompense les approches novatrices dans la refonte des formations d’enseignants.

MCS : En quoi consiste exactement le prix UNESCO-Hamdan ?

DM : Le prix UNESCO-Hamdan a été fondé en 2008 « pour soutenir l’amélioration de la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage ».

Et les notes dans tout ça ?

MCS : Nous avons tout à l’heure un peu abordé la question de l’évaluation, mais j’aimerais y revenir pour entendre ta position sur l’évaluation chiffrée, qui devient parfois un but en soi puisque c’est en fonction de ces notes que la progression des élèves se joue. Promu, pas promu. Suivant la manière dont l’évaluation est pratiquée, elle peut générer (et elle le fait trop souvent) une anxiété qui va à rebours de ce qu’on professe en matière de développement de « toutes les compétences ».

Je suis souvent navrée en entendant des élèves, dans les transports publics ou au sortir des classes, parler de leurs notes, avec une fébrilité angoissée ou une vanité mal placée, et se définir par-là. Ils semblent construire leur identité non pas seulement d’étudiant, mais d’être humain tout court, par les notes que leurs prestations scolaires se voient décerner.

DM : Que le focus soit exagérément mis sur les notes, c’est certain. Mais le paysage n’est pas noir et blanc. Les notes bien utilisées permettent aux élèves de vérifier qu’ils progressent. Une note insuffisante est le signal pour l’enseignant qu’il doit mieux accompagner l’élève. A terme, tous les élèves devraient avoir de bonnes notes, puisque le but, c’est d’apprendre.

MCS : On voit malheureusement trop souvent les notes utilisées comme des jugements tombés du ciel, qui laissent les élèves démunis sur les pistes à suivre pour s’améliorer. La note n’est plus ici un indicateur utile, partagé entre l’enseignant et l’élève pour favoriser l’apprentissage. Il est l’outil de la mise à ban, alors que la note doit être utilisée comme outil qui permet peu à peu à l’élève de devenir son propre coach.

DM : Bien d’accord. Cependant, lorsque les apprentissages se font dans la considération et la bienveillance de chaque élève, par l’éveil de toutes les facultés, il n’y a plus de mises au ban, les angoisses se dissipent.

MCS : …Dans la Joie, aurait dit Spinoza. Il est, à ma connaissance, le philosophe le plus important et le plus influent sur la question des émotions (qu’il nomme les affects), et le premier, sans doute, à ne pas les disqualifier comme étant contraires à la noblissime raison.

DM : Oui, les objectifs éducatifs sont enfin en voie d’intégrer à parts égales la démarche réflexive et les compétences pour vivre ensemble, afin de ne plus se limiter aux savoirs de base. Avec une attention particulière aux compétences émotionnelles puisqu’elles impactent la réussite scolaire. De plus, lorsque les émotions des élèves sont apaisées, on peut quasi tout leur apprendre plus aisément. Par exemple, l’arithmétique. Les opérations arithmétiques pourraient s’apprendre comme un tout dès l’entrée à l’école. Après tout, les animaux eux-mêmes savent compter leurs nouveaux nés et savent s’il en manque un ! Les élèves peuvent les apprendre sous forme de jeux avec des billes, des parts d’oranges, des noix, et avec des jeux de rôle joyeux et valorisants comme vendeurs et acheteurs. Les enfants aidaient bien leurs parents à vendre au marché, encore tout jeunes, et cela se voit toujours en Afrique.

Graines de paix : la méthode

MCS : Venons-en maintenant à la méthode de Graines de Paix. Tu as expliqué qu’elle permet aux enseignants de mettre en œuvre le Plan d’Études romand avec des activités réunissant les compétences disciplinaires, les compétences transversales et la formation générale. Explique-nous comment Graines de Paix et sa méthode, « Grandir en Paix » est conçue.

DM : Grandir en paix est un set de 4 guides d’activités conçus pour développer ces compétences tout en consolidant les savoirs. Chaque activité met en œuvre une leçon, par exemple sur les sciences de la nature (la discipline). Elle développe en même temps des connaissances en termes de formation générale, telles que la démocratie ou la santé, ainsi qu’un ensemble de capacités transversales (émotionnelles, collaboratives, réflexives,…).

MCS : Une démarche éducative très holistique. Dans chaque activité, l’élève apprend, il apprend à être et apprend à interagir avec ses pairs.

DM : Oui, et dans la réciprocité. Cette notion est centrale dans la pédagogie Graines de Paix. Par exemple, plusieurs activités favorisent l’apprentissages des limites : les élèves s’exercent à expliciter leurs limites et à accepter aussi celles des autres.

MCS : Donne-nous un exemple précis d’activité qui met en œuvre une palette de compétences.

DM : L’activité « La fourmilière » (Grandir en paix, volume 3, 8-10 ans, activité 20) est un bon exemple.

1 : Les élèves commencent par l’observation du travail des fourmis et la répartition des rôles via une vidéo, puis répondent à des questions sur ces rôles (Sciences de la nature, MSN 28).

2 : Puis les élèves jouent les uns les nourricières qui transportent les œufs d’une caisse à une autre, les autres les ouvrières qui vont construire les galeries pour les nourrices à l’aide de plots. Les deux groupes doivent communiquer pour se synchroniser (Corps et mouvement, CM24, Vivre ensemble et exercice de la démocratie, FG 24). Puis échange des rôles et complexification en ajoutant des instructions pour freiner ou faciliter la progression dans le même temps de 10 minutes.

3 : Ensuite les élèves dressent individuellement le bilan dans leur cahier en faisant un schéma (Art, A23) et en décrivant les rôles qu’ils ont joués dans leur cahier (Langues, L1-22). Puis ils s’expriment sur les émotions ressenties (Pensée créatrice, compétences émotionnelles), et les compétences des fourmis pour réussir (Collaboration, Communication).

4 : La classe dialogue et réfléchit : sur l’utilité de la coopération – à l’école, à la maison, dans la société, sur la planète – et sur des cas concrets où la coopération leur paraît indispensable. Enfin, ils indiquent comment ils pourraient mieux coopérer (en classe, en famille, en société, pour la planète) (Expression orale L1-24, Démarche réflexive).

MCS : Comment en es-tu arrivée à l’appellation de « Graines de Paix » pour l’organisation ?

DM : Je voulais un nom poétique, allégorique qui puisse inspirer tous âges en tous continents, qui puisse faire sens pour la mère aux champs en Afrique comme pour une entrepreneuse en Suisse. La graine exprime l’enfant qui contient un trésor de paix en lui, l’enfant qui va grandir, mûrir, nourrir et produire à son tour de multiples graines, symbolisant ainsi le rôle de l’éducation.

MCS : Qu’est-ce qui manque dans la formation de nos enseignants aujourd’hui ?

DM : Ce qui manque dans les formations est tout d’abord la prise en compte des besoins des enseignants, des élèves, de nos sociétés. Ensuite, comment faciliter l’enseignement des disciplines, des compétences de vie et des sujets de réflexion de manière à ce que chaque élève s’investisse avec aisance et enthousiasme, sans angoisses dans ses apprentissages. Ce qui manque enfin est comment développer les capacités des élèves afin qu’ils et elles puissent s’impliquer pour le devenir du monde. Au vu de ces manques, un projet pilote avec suivi-évaluation permettrait de tester comment les combler de la manière la plus efficiente.

MCS : Ce serait une façon d’enrichir la méthode de séquences pédagogiques nouvelles, imaginées par les enseignants…

DM : Oui ! C’est certainement un de nos buts avec Grandir en paix. Que les activités servent de modèle pour développer les élèves en êtres humains confiants en leurs capacités, attentifs entre eux et au monde, responsables et proactifs pour apporter des solutions.

MCS : Est-ce que tu es optimiste, en ce début d’année 2023, sur notre capacité à favoriser la paix dans le monde par l’éducation ?

DM : Je suis d’avis que c’est l’unique manière d’y arriver. Nous voyons bien à quel point les compétences pour dialoguer, coopérer, résoudre, manquent pour prévenir les violences, la radicalisation, l’abus de pouvoir, les désastres écologiques. L’éducation se doit de former dès le plus jeune âge ceux qui vont devenir les futurs leaders – acteurs et actrices politiques, économiques, financiers, éducatifs, … tout comme l’ensemble des futurs citoyens, aux compétences de vie.

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