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ÉducationPhilosophes

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L’école et le nu

Dialogue avec Raphaël Haab

L’école et le nu

Illustration : Raphaël Haab pour Foliosophy

L’origine du dialogue

MCS : Ancien élève du collège de Saussure, Raphaël, vous êtes aujourd’hui réalisateur de films d’animation. Nous avons récemment eu un échange à propos de la nudité et sur la manière dont on la gère dans le contexte scolaire. Vous évoquiez une résidence-danse que nous avions accueillie dans ce même collège en vue de la préparation d’un spectacle dans lequel certains danseurs - mais j’avoue n’avoir aucun souvenir de cet aspect - étaient nus. Vous vous demandiez comment ce genre de situation était gérée dans un cadre éducatif. L’échange que nous avons eu à ce propos a ouvert plus de questions qu’il n’a apporté de réponses et nous avons convenu d’approfondir cette réflexion dans le cadre de ce dialogue.

A vous, donc !

RH : Être nu est la chose la plus élémentaire du monde et pourtant, suivant le contexte, cet état est pénalement répréhensible. Il renvoie à quelque chose de décadent, de sauvage ou de primitif, parfois même au sens raciste du terme. 

Bannir la nudité, est-ce la manière que nous avons de nous montrer civilisé ?

MCS : La nudité est un état élémentaire en effet : nous naissons nus, avec des aptitudes pas aussi claires que celles de nos cousins les mammifères, et bien plus nus qu’ils ne le sont. Notre culture et nos usages se chargeront de nous vêtir et de nous inculquer les pratiques du monde humain dans lequel nous sommes projetés.

Pour commencer une enquête sur cette question (car je crois qu’il faut rester à la fois modestes et ouverts), il me semble que nous devrions nous servir nous-mêmes de terrain d’exercice en essayant d’identifier nos réactions profondes à la réception du nu. Comment appréhendons-nous le nu ? Dans quelles situations est-il sensible pour nous ? Dans quelles situations nous paraît-il naturel ? Où nous choque-t-il ? Quand nous donne-t-il à réfléchir ? C’est à une enquête phénoménologique que je nous invite, histoire de convoquer nos sensations et nos réactions sensibles et pas seulement notre intellect.

Le questionnement entre nous, Raphaël, a commencé par l’évocation d’un spectacle. La situation est intéressante parce qu’elle nous situe immédiatement dans un espace différent de l’espace public habituel : la scène est un lieu symboliquement marqué, protégé, et il commande de facto de notre part un regard qui est différent de celui que nous exerçons dans la rue, par exemple. Un acteur ou un danseur nu, sur scène, sont nus autrement que dans la rue ou dans un lieu public. La scène fonctionne comme une enceinte sacrée où un spectacle va se dérouler dans un laps de temps donné pour nous permettre de vivre, de ressentir et de réfléchir à une situation mise en scène dans un but particulier.

De même, songeons à cette situation, certes un peu particulière, du dessin d’anatomie. La pratique exige qu’un corps nu soit proposé au coup de crayon des dessinateurs. La situation peut paraître artificielle, mais seul un vrai corps nu, là, ici et maintenant, sous les yeux des dessinateurs, peut poser le passionnant problème de la lumière sur la peau, du renflement d’un muscle, d’une déclivité dans l’anatomie, problème que, précisément le dessinateur doit résoudre sur le papier. On observe que la mise en place est dans ce cas très ritualisée : le “modèle” - c’est-à-dire plus vraiment un être humain lambda nu face à moi qui suis habillée, mais quelqu’un de plus proche d’un acteur - entre dans la salle de dessin couvert d’un peignoir qui tombe lorsque le modèle atteint l’emplacement où il va se tenir immobile, à savoir une clôture, elle aussi un peu sacrée. Tout ce rituel est destiné à permettre au modèle de conserver une dignité égale à celle des dessinateurs.

Un enfant ou un jeune adolescent invité à une des deux situations évoquées devrait bien entendu y être préparé parce qu’elle est inhabituelle dans son environnement. L’espace public, aussi bien que l’espace ritualisé d’un culte ou d’un spectacle, font d’ailleurs l’objet d’un apprentissage.

Des spectateurs adultes, mêmes avertis, peuvent toutefois manifester des réactions très vives dans le cas de spectacles où des chanteurs, danseurs ou comédiens évoluent dans le “plus simple appareil” (un euphémisme qui évoque la nudité tout en se refusant à la nommer). Les médias avaient accordé une large place, il y a quelques années, aux critiques émises contre des spectacles mis en scène au Grand Théâtre par Olivier Py qui recourait assez souvent à la nudité des chanteurs ou de figurants sur scène. Le grief principal, récurrent, contre ce choix de mise en scène, tenait au fait que souvent la nudité était jugée inutile pour faire passer le message. Je trouve cet argument très intéressant. Il donne à comprendre que notre état primitif, régulièrement dissimulé, peut être manifesté pour peu qu’il fasse sens. C’est le sommet de la culture ! Notre état naturel devient culturel et peut être montré pour peu qu’il signifie quelque chose ! Mais c’est sans doute exactement la définition de la culture.

Notre état naturel devient culturel et peut être montré pour peu qu’il signifie quelque chose.

A côté de votre activité de réalisateur, Raphaël, vous êtes également devenu enseignant et vous avez choisi cette thématique du nu dans votre travail d’études pédagogiques. Pourquoi ? En quoi, selon vous, cet état de nu fait-il question dans l’éducation ? Avez-vous déjà vécu des situations sensibles en classe dans ce registre ?

Les questions sensibles

RH : Dans le cadre de la formation pour devenir enseignant, nous suivons un cours sur la manière d’aborder des questions sensibles face à nos élèves. Nous sommes plusieurs étudiants en arts visuels à nous être inscrits également à ce cours, car les questions de représentation sont souvent le reflet de questions sociales vives.

De manière générale, les constructions sociales m’ont toujours intrigué. J’adore questionner les banalités et me rendre compte que peu de choses le sont en réalité.

Le Nu est pour moi très révélateur de cela. Être nu est la chose la plus banale au monde et pourtant, suivant le contexte, s’avère terriblement dérangeant.

Il est évident que je suis souvent confronté à cette problématique dans le cadre de mon enseignement. La première approche que j’ai à la nudité est l’auto-censure. Je renonce à montrer certaines œuvres aux élèves car elles contiennent des éléments de nudité. Néanmoins, je trouve important que les élèves développent pour eux-mêmes un rapport sain à leur propre corps, d’autant plus qu’ils sont, au Cycle d’Orientation, à un âge de transformation de celui-ci.

Parfois, dans mes cours, je montre à mes élèves le film « Je suis comme je suis » de Marion Auvin basé sur un poème de Prévert (https://vimeo.com/92388307). Outre son aspect graphique (raison pour laquelle je le montre généralement), le film transmet un très beau message sur le corps, mais une scène de sexualité qui s’y trouve a déjà fait réagir certains élèves du Cycle d’Orientation. 

Il est évident que je suis souvent confronté à cette problématique dans le cadre de mon enseignement.

MCS : C’est vraiment très intéressant d’apprendre que des cours sont dispensés aux futurs enseignants sur la manière d'aborder des “questions sensibles”. Quels sont les sujets jugés “sensibles” par l’institution ? Quelles recommandations donne-t-on pour les aborder ? 

Ce type de cours n’existaient pas au moment où j’ai effectué mes propres études pédagogiques et je crois bien que la problématique, au fond, ne se posait pas. Une différence qui tendrait à montrer que notre “sensibilité” est culturellement et socialement construite. Cette construction, étant donné sa quasi-généralisation tout autour du globe, a sans nul doute une fonction protectrice fondamentale. Il est clair que les temps changent. Sur bon nombre de sujets de société, nos socles normatifs sont ébranlés. La question des genres, la revendication identitaire, la dénonciation de l’appropriation culturelle, la posture de repentance de nos sociétés qui a ouvert la voie vers la cancel culture, la discrimination positive, la réécriture de romans pour enfant dans une langue politiquement correcte, c’est-à-dire infantilisante : autant de déplacements de nos repères, qui viennent dessiner un nouveau cadre moral, à mon sens souvent abusivement moralisateur. Est-ce que ce sont ces thématiques qui sont jugées sensibles par l’institution ? Où voit-on leur caractère sensible ? Comment recommande-t-on de les aborder ? Vous dites vous-même que votre premier geste d’enseignant confronté à la question de la nudité est l’auto-censure. Je le comprends parfaitement et le regrette tout à la fois : à force de reculer ou de se taire pour ne pas faire de vagues, ne nous faisons-nous pas les complices du corsetage moral de notre société ? Est-ce que l’égalité et le respect doivent nécessairement passer par des interdits moraux si farouches qu’on ne peut plus en débattre sans s’incendier ?

L’affaire des Yvelines

Vous avez probablement vu passer cette nouvelle récente d’une enseignante française dénoncée pour avoir montré à ses élèves le tableau "Diane et Actéon" de Giuseppe Cesari dans le cadre d’un cours. La nudité des cinq femmes représentées « était contraire aux convictions religieuses des élèves ». 

https://www.parismatch.com/actu/societe/une-enseignante-menacee-apres-avoir-fait-etudier-un-nu-ses-eleves-232622

Je me demande au passage si les visites de musées vont bientôt être interdites ou autorisées seulement si les classes sont accompagnées de psychologues !

Et là, je suis franchement intéressée. Si vous deviez présenter ce tableau “sensible” à des élèves, comment vous y prendriez-vous ? Que vous conseillerait le formateur pour lequel vous effectuez votre étude sur le nu ? Donnez-nous cette leçon, Raphaël !

RH : Il y a une certaine ironie que ce soit précisément le tableau représentant Diane et Actéon qui ait fait l’objet d’autant de polémiques. Dans ce tableau, Actéon est justement puni pour avoir surpris la déesse Diane et ses suivantes au cours d’un bain. Il est transformé en cerf et mangé par ses chiens.

Aurait-on l’audace de transposer cette situation à celle de la classe dans les Yvelines ? En quoi le tableau de Cesari parle-t-il aux élèves de leur propre situation ?

Dans ce cas, qui aurait le rôle d’Actéon ? Les spectateurs du tableau ? Sont-ils aussi voyeurs qu’Actéon ? Qui seraient les chiens accompagnant Actéon ? Les médias et réseaux sociaux qui confondent l’apparence à la vraie nature du sujet ? Qui seraient Diane et ses sujets ? Ma démarche serait peut-être anachronique, mais je pense qu’utiliser l’histoire du tableau comme une métaphore à transposer pourrait être une démarche intéressante.

Concrètement, si je devais créer une séquence de cours sur ce tableau, je le ferais en trois parties. Je tiens à préciser en préambule que j’enseigne bien en arts visuels et non en Histoire de l’art. Je m’attarderais donc plus aux effets produits par le tableau sur le spectateur et par quels moyens. Les aspects techniques et formels (composition, narration, ombres et lumières) m’intéresseraient ainsi plus que la place du tableau dans l’Histoire de l’Art, même si je ne ferais évidemment pas l’impasse sur une certaine contextualisation.

Dans la première partie du cours, les élèves devraient être en mesure d’inventer une histoire autour de ce tableau, sans déjà connaître l’épisode mythologique représenté.

Ils pourraient débattre sur la place qu’ils veulent bien accorder à la nudité et celle que le tableau lui accorde. Car, même si je pense qu’il ne faut pas céder à une certaine forme de censure morale (quoiqu’on le fasse parfois soi-même de manière intuitive, comme je l’évoquais auparavant), je trouve important de laisser la place aux sensibilités individuelles des élèves. Elle peut être très dépendante du contexte culturel dans lequel l’élève grandit. Dans le cours de l’Université de Genève consacré à l’enseignement aux questions sensibles, le professeur insiste particulièrement sur le rôle de l’enseignant de « faire valoir, sans prescrire », autrement dit d’emmener l’élève à étayer sa réflexion et faire mûrir, dans ce cas précis, son rapport à la nudité. L’enseignant accompagne alors l’élève, mais il ne doit pas prescrire sa propre morale.

Le rôle de l’enseignant est de faire valoir sans prescrire. 

Après avoir comparé les histoires rédigées par les élèves, je les comparerais avec celle représentée par le peintre. J’aborderais ensuite la manière dont le peintre a représenté en un seul tableau une histoire en trois actes. Comment le regard du spectateur est orienté à travers la narration et le choix de « l’instant décisif » peint (pour reprendre un vocabulaire issu de la photographie). En effet, toute l’histoire est déjà racontée mais avec une seule image ; les femmes nues sont surprises alors qu’Actéon a déjà entamé sa transformation en cerf et les chiens sont déjà aux aguets. Il serait ensuite intéressant de savoir ce qu’ils pensent de l’histoire, avec leur regard contemporain. La fin est-elle cruelle pour Actéon ou au contraire juste ?

Dans un troisième temps, je demanderais aux élèves de représenter à leur manière cette histoire. Vont-ils la représenter sans femmes nues ? Comment vont-ils mettre en image la tragédie ? Il faudrait évidemment restreindre la technique picturale, par exemple en s’aidant de collage et de transposition afin d’éviter que les difficultés techniques de dessins ne constituent un frein à la représentation narrative et à la composition.

Il serait intéressant de compiler les créations dans un recueil afin de pouvoir comparer les travaux des élèves entre eux. Je pense que je réaliserais ce travail de manière transversale, avec un enseignant de latin, de philosophie ou de français. D’une part, parce que le sujet demande une intense réflexion de la part des élèves qui irait au-delà de ce qui est demandé en Arts visuels et d’autre part parce qu’il s’agit d’un sujet passionnant à travailler avec des enseignants issus d’autres branches. De manière générale, travailler un thème comme la nudité est bienvenu en groupe transversal d’enseignants :  cela permet une plus grande légitimité face aux parents ou à la Direction de l’établissement également. Je pense cependant qu’une séquence basée autour de ce tableau ne poserait pas de problème du tout au niveau du secondaire II, et je pense même que l’on pourrait l’aborder à la fin du Cycle d’Orientation.

D’ailleurs, pour rebondir là-dessus, je me suis toujours posé la question suivante ; comment détermine-t-on ce qui est adapté à quel âge ? Il m’arrive très souvent de lire les critiques de l’organe de contrôle des films du canton de Vaud, qui publie, sur Filmages.ch, des recommandations liées aux films. Comment vous y prendriez-vous pour savoir à partir de quel âge on pourrait voir tel ou tel tableau ?

MCS : C’est passionnant. On a envie de voir cette activité se réaliser ! J’aurais aimé être votre élève ! Au-delà (ou en-deçà) de la question du nu, vous utilisez le tableau comme métaphore d’une société et de ses équilibres : le tableau est un signifiant aux signifiés multiples. Il dit Actéon et Diane, mais aussi nos tabous, le désir, les risques, la punition. Ensuite vous mettez les élèves en posture active : leur avis, leur imagination, leur interprétation appartiennent de plein droit à ce dialogue constant entre les humains au coeur de l’art. Enfin, ce travail d’interprétation suscite le positionnement personnel, intime des élèves qui se révèlent à eux-mêmes en parlant du tableau. “Faire valoir sans prescrire” quelle belle consigne ! Car c’est bien de valeur qu’il s’agit, de valeur à la fois esthétique et éthique. Le tableau est un médiateur pour faire dire et se dire. En ce sens, la position des élèves du collège des Yvelines qui se sont dits choqués entre pleinement dans ce processus. Il doit y avoir de la place pour que cette déclaration puisse se faire, mais ce n’est évidemment pas un argument suffisant pour interdire la présentation de ce tableau.

La place laissée à nos émotions et à notre réception du monde extérieur est, je crois, un signe assez caractéristique de notre époque. Dans plusieurs affaires couvertes par les médias autour de questions dites “sensibles”, on assiste au fait que le respect ne se mesure pas à l’intention de celui qui agit mais au sentiment de quiconque se sentirait blessé, touché ou importuné par une action. Comme cinéaste, j’imagine que vous connaissez bien ce qu’on appelle les trigger warnings, ces avertissements qui, au début d’un film, nous mettent en garde contre les émotions indésirables que le visionnement du film que nous n’avons pas encore vu pourrait susciter en nous. Il paraît que, dans les universités américaines, certains cours sur des périodes sombres de l’histoire comportent le même avertissement. Même si le fait de prendre soin d’avertir le spectateur que ce qu’il s’apprête à voir peut être difficile à supporter n’est pas à proscrire, je vois dans ce souci constant de le faire pour tout et son contraire, comme un renversement de la preuve émotionnelle. D’ailleurs ces “avertissements déclencheurs sont de plus en plus fréquents. Il suffit qu’il y ait une arme quelque part dans une scène pour légitimer l’avertissement. Avec les affaires des Yvelines, tout se passe comme si le projet pédagogique de l’enseignant n’était d’aucun poids comparé au ressenti des élèves, ressenti qui peut faire loi. Or, je ne crois pas que le ressenti des élèves doivent faire loi. Comme vous le montrez bien, il est à prévenir, à entourer, il doit y avoir une place pour qu’une parole puisse être élaborée autour du ressenti, sans doute. Mais les étapes de ce que les enfants, les pré-adolescents et les adolescents sont capables de voir et de supporter sans qu’on puisse craindre le traumatisme me paraît très bien géré par les écoles et les équipes pédagogiques, qui ne manquent d’ailleurs pas d’indices pour décider de ce qui peut être dit et montré : si les élèves eux-mêmes se mettent à parler de certains sujets dits sensibles, c’est qu’ils sont mûrs pour en élaborer une compréhension. A propos du tableau de Cesari, vous dites vous-même que vous pourriez le travailler avec des élèves de la fin du Cycle d’Orientation. A quoi vous référez-vous pour le savoir ? Pas de tabelle ou de liste indicative de ce qui peut être montré en fonction de l’âge. Vous avez une appréhension globale de la maturité des élèves et elle suffit pour savoir que votre activité pédagogique est adéquate. Je suis à peu près certaine que vous ne feriez pas la même estimation pour L’Origine du monde de Courbet.

RH : Est-ce le “nu” qui dérange ou la “nudité” ? 

Le nu impossible

MCS : Question difficile… et combien passionnante ! Pour esquisser un élément de réponse, je me tourne vers un magnifique ouvrage du philosophe François Jullien, Le Nu impossible. A côté de son activité de philosophe, ou en conjugaison, devrais-je plutôt dire, il est sinologue, parle le chinois, le lit, connaît sa civilisation. La majorité de ses ouvrages s’articule autour de comparaisons entre l’Occident et la Chine pour ce qui est, notamment des mots, des concepts. L’existence ou l’absence de termes pour désigner telle ou telle notion dans une des ères linguistiques permet de remettre en question, nos certitudes, à nous occidentaux, à l’endroit de fondamentaux que nous croyions enracinés, sinon dans le monde du moins dans une espèce de psyché universelle. La Chine éclaire l’Occident, par défaut. Le Nu impossible écrit en 2000 établit le constat, assez stupéfiant, que le nu est partout dans l’art européen, d’une époque à l’autre d’un art à l’autre, en sculpture, peinture, en photographie et qu’il a continuellement servi de base à la formation des Beaux-Arts. Mais le nu est inexistant dans l’art chinois. A peine, de temps à autre, la représentation de scènes érotiques où les corps sont indistincts, comme des sacs de patates empilés. Ce qui est commun aux deux espaces culturels en revanche, dit François Jullien, c’est la nudité, la possibilité d’être nu. Mais la représentation du nu, c’est tout autre chose, le nu comme objet de contemplation et de représentation. Comme Européens, de fait, nous baignons dans la représentation du nu depuis des siècles. En ce sens, nous sommes culturellement câblés pour ne pas nous émouvoir d’une représentation du nu. J’ai cru comprendre que la réaction de rejet au collège des Yvelines émanait d’élèves provenant d’une culture non européenne, où le nu n’a pas en art la place systématique qu’il a chez nous. Notre limite, dans la représentation, plus que le nu, c’est peut-être le sexe. Comme le dit encore François Jullien : “L’Église a pu rhabiller le sexe, mais elle a gardé le nu”. La feuille de vigne est notre garde-fou.

Il me semble que les sensibilités qui apparaissent aujourd’hui, absentes à d’autres époques pas si reculées, proviennent en partie de rencontres civilisationnelles dues à la mixité que nous vivons de plus en plus. Les cultures mises en relation directe s’interrogent, interrogent leur légitimité réciproque, et ce n’est évidemment pas toujours sans heurt. Encore une fois, le cours que vous suivez et dont vous nous avez donné une magnifique démonstration d’intelligence pédagogique, n’existe pas depuis des décennies.

Je reprends ce que vous disiez en préambule : “Le nu renvoie à quelque chose de décadent, de sauvage ou de primitif, parfois même au sens raciste du terme.” C’est peut-être là que demeure notre tabou, notre gêne, comme dans ces rêves pas si rares semble-t-il, où le dormeur se retrouve nu au milieu de la foule. Même si la nudité est notre état naturel, elle n’est pas du tout l’état que nous vivons en collectivité. Le nu porté à la vue, c’est la limite entre l’intime et le public, c’est une ligne rouge qu’il est plus confortable de franchir en art que dans le réel. Mais c’est aussi une magnifique façon de penser notre condition dans toute sa complexité.

Qu’est-ce qui vous paraît le plus important dans l’enseignement de votre discipline ?

RH:   Il est passionnant de voir, dans votre réponse, les différences culturelles face au nu. Non pas uniquement sur celle que les cultures développent en elles mais également sur la manière dont nous apercevons la nudité en rapport avec d’autres cultures. C’est en cela que je trouve que, dans certains contextes, notre conception de la nudité renvoie par moment à une vision du « primitif ». Il suffit de voir bon nombre de représentations coloniales pour s’en convaincre. En revanche, je ne suis pas tout à fait sûr que la « nudité » soit tout autre chose que la représentation du nu. Pour le formuler de manière plus précise, je pense que justement le nu renvoie à la nudité, et peut aller jusqu’à renvoyer à notre propre nudité et intimité. C’est précisément en cela, à mon sens, que le nu peut être problématique pour certaines personnes. Quant à l’influence culturelle, je pense qu’elle impacte peut-être plus la pudeur ; à quel point est-on en mesure d’exposer cette nudité ? Si je pense qu’il ne faut pas épargner les élèves de l’exposition au nu - car nous l’avons vu, le nu fait partie de l’histoire de l’art occidental - je pense néanmoins que c’est au niveau de la pudeur qu’il convient de tenir compte de la sensibilité intime des élèves. C’est au nom de cette pudeur et des réactions qu’elle engendre que je m’autocensure souvent. Je partage avec vous la fin de votre conclusion, à savoir « le nu porté à la vue, c’est la limite entre l’intime et le public ». Mais j’ajouterais que l’intime est également co-construit avec le public et la société.

C’est au nom de cette pudeur et des réactions qu’elle engendre que je m’autocensure souvent.

Je trouve que la notion de pudeur, qui relève du consentement à dévoiler ou à ne pas dévoiler, fait défaut dans notre système éducatif. Nous invoquons la pudeur à outrance, mais sans la questionner véritablement et sans faire comprendre aux enfants ce que c’est. C’est en cela que je suis, personnellement, très critique avec les mouvements médiatiques actuels en lien avec le consentement. La notion de corporalité passe souvent par la signification d’un rapport au danger d’atteinte à la pudeur ; on ne doit pas « toucher un élève » ; une main sur l’épaule paraît ainsi déjà comme une atteinte à la pudeur. Évidemment j’applique à la lettre ce que l’on me demande de faire en tant que membre du corps enseignant, mais je me suis déjà plus d’une fois trouvé emprunté lorsque je remplaçais en primaire et qu’un jeune enfant voulait me prendre dans ses bras, arguant que j’étais « son remplaçant préféré ». Je l’ai gentiment repoussé, disant que c’est « très gentil de sa part et qu’il pourra faire à la place un grand câlin à papa et maman de ma part ». En soi, cette distance m’arrange bien aussi ; je ne suis pas né dans une culture familiale très tactile, et je me retrouve aussi très souvent dérangé lorsqu’un serveur ou une serveuse dans un restaurant me touche les épaules pour me remercier du pourboire. Mais plutôt que d’apprendre à juste dire non, ne faudrait-il pas questionner le rapport que nous avons à notre corps et à celui des autres ? Ne devrait-on pas apprendre l’empathie avant tout ? Apprendre à lire les intentions des uns et des autres dans leur position corporelle et leur mimique plutôt que se figer dans une auto-défense permanente contre les agressions qui pourraient nous survenir ou que nous pourrions éventuellement engendrer ? Car cette notion de consentement n’est pas si évidente, puisqu’il y a émotions et emprises, compromis et acceptation dans bon nombre de relations humaines.

Et si la vraie question était la place du corps dans l’enseignement ?

C’est en cela que je trouve cette thématique de notre rapport au nu et à la corporalité en général très importante. Nous apprenons à nos enfants assis derrière une table à faire marcher presque exclusivement leur cerveau alors que l’apprentissage pourrait passer par le corps dans son ensemble. Cela paraît très théorique dit ainsi, mais des pistes d’enseignements existent.  J’en ai fait l’expérience moi-même : je me souviens avoir appris le solfège au conservatoire, derrière une table avec une enseignante qui dessinait les portées de notes au tableau blanc, jusqu’à ce qu’on me conseille d’apprendre selon la méthode Jacques Dalcroze où nous faisions virevolter nos corps au rythme de la musique. J’ai aussi assisté à un cours d’empathie où les enfants en bas âge apprenaient à exprimer leurs émotions à travers le mouvement et l’interaction avec les autres enfants. C’est ce champ extrêmement vaste entre un rapport sain avec notre propre corps (qui est un tout, englobant l’intellect), interactions humaines et intimité qui mérite d’être abordé à travers le prisme de la nudité dans l’art. Car la nudité est finalement la représentation ultime du rapport au corps, débarrassé des fioritures du vêtement (même si, dans l’art, d’autres fioritures s’ajoutent généralement au nu). Et ce rapport au corps devrait être abordé plus généralement de manière transversale dans l’éducation. 

MCS : C’est formidable : nous avons démarré avec le supposé problème de la représentation du nu à l’école pour conclure par la nécessité de remettre le corps dans son ensemble au cœur des enseignements. Franchement, on ne saurait mieux conclure !

Raphaël Haab, né en 1991, a étudié au Collège de Saussure lorsque Marie-Claude Sawerschel en était la Directrice. Il a ensuite suivi une formation préparatoire en cinéma à l’écal puis en cinéma d’animation à la Hochschule Luzern. Actif en tant que réalisateur indépendant depuis 2017, il a principalement travaillé sur des projets de films pédagogiques à destination de musées, de la télévision ou de fondations. Cet intérêt pour la vulgarisation et l’éducation l’a poussé à commencer une formation dans l’enseignement des arts visuels à l’Institut universitaire de la formation des enseignants (IUFE) à Genève en parallèle de son activité.

www.raphaelhaab.ch

Portrait de Raphael Haab

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