Qui a dit que la vie était à sens unique ?
Jean, dans un élan de sincérité et de confiance abruptes, évoque les difficultés qu’il a, après plus de 5 ans de départ à la retraite, à s’y retrouver. Il est à la recherche de sens, du sens de sa vie, de celui de ses journées, de cette période où, au fond, plus personne ne l’attend, pense-t-il. Il évoque les époques où il a eu l’impression de ne pas avoir de problèmes avec “le sens”, qui sont en fait toutes des situations de bien-être où l’adéquation (professionnelle) entre son action et ce qui était attendu était complète : “je crois que j’ai toujours fait mes choix en fonction de ce qu’on attendait de moi, de ce qu’on me prescrivait. Dans ces situations, j’ai toujours trouvé du sens à ce que je faisais”. Entendons : “je ne me suis alors pas vraiment interrogé sur la question du sens.”
Se poser la question du sens, c’est souvent l’avoir un peu perdu, et être à sa recherche.
Il compte clarifier cette question du sens en fouillant, encore et encore, son passé et son enfance difficiles en termes d’identification, d’amour reçu, d’intégration dans des groupes. Car, pour être véritablement admis, intégré, inséré, il a dû agir, se comporter et dire les choses, conformément à ce qu’on attendait de lui.
Et je me demande, en l’écoutant, si le fait de retrouver les causes supposées de l’actuelle perte de sens, si le fait de comprendre qu’il est devenu ce qu’il est devenu parce que son environnement a infléchi ce qu’il était, lui apportera la solution. Je me dis qu’il y a un moment dans l’existence où on est bien conduit à constater que le tissage entre ce que nous sommes devenus et l’environnement qui nous y a conduits devient inextricable. Qu’est-ce que notre être en dehors de l’environnement dans lequel il s’est forgé ? Que cherche Jean exactement en cherchant du sens ? L’idéal d’un sens qui s’imposera à lui et qui ne se démentira pas ? Un sentiment de sérénité permanent ? L’absence de troubles, de doutes ? Le sentiment d’être devenu parfaitement soi en dehors de toute influence ?
Que cherche Jean exactement en cherchant du sens ? L’idéal d’un sens qui s’imposera à lui et qui ne se démentira pas ? Un sentiment de sérénité permanent ? L’absence de troubles, de doutes ? Le sentiment d’être devenu parfaitement soi en dehors de toute influence ?
Sa vision est belle, sensible, un peu thérapeutique. Je ne la conteste pas : il y a des traumatismes et des souffrances dont on guérit, dieu merci, dont les ombres levées font place à un sentiment de force et d’assurance.
Et quoique cette perspective sur la perte de sens ne dise pas exactement ce qu’est le sens de la vie, je suis reconnaissante à Jean de la soulever, comme par la bande. Car la question du sens se pose aussi en dehors des cabinets de consultation, en dehors des situations de traumatismes.
La retraite invite presque nécessairement à cette interrogation. Dans la période qui précède, la dynamique identitaire, depuis l’école (“Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?”) au choix d’études et à l’exercice d’une profession (“Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?”) remplit à peu près totalement, comme en trompe-l’œil, la totalité des besoins en termes de sens. Le fait d’en sortir remet les compteurs un peu à zéro, avec cet avantage (qui peut devenir à lui tout seul le fond même du problème d’ailleurs), qu’on a le souvenir du vécu, le souvenir du temps où les boucles de rétroaction sociales nous confortaient dans notre utilité, notre valeur, l’importance de notre activité et par conséquent de notre sens. Nous nous souvenons du temps où nous ne nous posions pas sérieusement la question du sens parce que nous étions dans un réseau où il était de facto donné, comme en prime et en sus. Et lorsque notre utilité, créatrice de notre sentiment de plénitude en termes de sens, n’est plus réalisée, la question du sens, brute et brutale, se pose. Personne ne nous le donne puisque le réseau n’existe plus. Pour couronner le tout, nous observons avec curiosité ceux qui aujourd’hui, comme nous autrefois, ne se posent pas la question du sens parce que leur sentiment d’utilité est suffisant pour remplir ce besoin et nous avons l’impression qu’ils jouent, sans qu’ils le sachent, un rôle dans un théâtre dont nous pensons voir désormais le caractère construit. Ce sentiment d’utilité nous manque, mais nous ne pourrions plus vouloir des conditions qui nous l’ont, jusqu’avant la retraite, procuré.
On ne nous apprend pas à vieillir. Personne ne détient vraiment les clés de ce que serait cet apprentissage. Notre culture, la philosophie en tête, a laissé ce processus impensé, signe que quelque chose, dans cette transition silencieuse, pour évoquer François Jullien, nous échappe. Aristote, spécialiste de l’essence et des attributs, fait du changement (comme du temps) un mouvement d’un état à un autre : l’explication est un peu floue, embarrassée même. Faire du vieillissement un mouvement, c’est dire qu’il va de A (la jeunesse) à B (le tombeau). Les journées du 3e et du 4e âge sont longues si on s’en tient à ces considérations qui escamotent l’expérience du processus. On comprend en tout cas avec Aristote que vieillir n’est pas analysable en termes d’attributs séparés. Car qu’est-ce qui en nous devient vieux ? Un peu de tout, mon capitaine :
“Tout : non seulement les cheveux blanchissent, mais aussi les cernes se creusent, les traits s’empâtent, les formes s’alourdissent et le visage devient “de plâtre”. Et aussi, le teint vire, la peau se gerce, à la fois la chair s’affaisse et se rétracte, etc.”
François Jullien, Les Transformations silencieuses
La voix change, ainsi que le caractère, la vitalité, le point de vue, la conscience elle-même. Quel discours tenir sur cette subtile et évidente transition alors que la philosophie européenne n’aime rien tant que les substances, éternelles si possible ? Avec Aristote, la finalité de la vieillesse est la mort puisque l’accomplissement visible, entéléchique, à savoir celui qui a marqué la réalisation parfaite de ce qui, à notre naissance et dans nos jeunes années étaient en puissance, est désormais derrière nous. Le programme est un peu court, sans compter qu’il ouvre la porte à des années qui sentent la décrépitude, la misère et l’ennui. Sept siècles avant notre ère, le poète Mimnerme s’en désolait déjà :
Mais les sombres Destins sont près de nous :
L’un conduit droit au seuil de l’odieuse vieillesse
Et l’autre au terme de la mort. Le fruit de la jeunesse
Ne dure qu’un moment, tel l’éclat du soleil.
Mais lorsqu’elle a passé, la borne de cet âge,
La mort est désirable et vaut mieux que la vie.
Par la suite, pratiquement aucun philosophe, ni Descartes (la vieillesse n’est pas une idée claire et distincte), ni Kant, ni même Bergson, pourtant tellement attaché aux questions de durée et d’écoulement du temps, ne s’est penché sur cette affaire appelée à devenir toujours plus importante. Pas de philosophie de la vieillesse en Occident, peut-être parce que cette transition remet en question l’essence du sujet, l’essentiel de ce que nous sommes. On philosophe un peu sur la mort. Pour dire qu’elle n’est rien, comme avec Epicure : “Quand nous vivons, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus”. Ou pour dire que “philosopher, c’est apprendre à mourir”, comme s’il y avait besoin d’apprendre quoi que ce soit pour y parvenir.
Mais le stoïcisme, sous la plume de Sénèque, peut nous apporter quelques indications, non pas seulement pour nous rappeler que la mort est une action extérieure que nous devons accepter parce qu’elle ne dépend pas de nous, mais parce qu’il nous suggère que le grand âge constitue ce que les Stoïciens appellent un adiaphoron, ou autrement dit, un indifférent. La vieillesse n’a pas de valeur en elle-même, elle n’est pas une calamité non plus : elle acquiert de la valeur simplement par l’usage qu’on en fait :
“Le temps de la vie fait partie des choses extérieures. La durée de la vie ne relève pas de moi. Relève de moi en revanche de vivre avec plénitude tout le temps qui m’a été donné. Ce qu’il faut me demander, c’est de ne pas traverser le temps de la vie dans l’obscurité et les ténèbres, de mener ma vie, et non de me laisser emporter.”
Sénèque, Lettre 93
J’en tire l’enseignement que la retraite offre une plage totalement privilégiée où nous pouvons nous coltiner la question du sens de la vie sans béquille, sans aide extérieure, sans faux-semblant, sans prothèse sociale, sans échafaudage professionnel, sans l’évidence patente de notre raison d’être au monde quand on élève des enfants. Nous prenons conscience, autrement que nous l’avons fait jusque-là, du temps qui passe, du lien inextricable entre la durée et ce que nous sommes. C’est le moment où nous pouvons chercher vraiment du sens, où nous devinons que le sens que nous avions cru solide était, lui aussi, un sens construit, un sens d’emprunt. Et ce que nous sommes dès lors invités à faire n’est pas de trouver un sens pour cette (dernière) partie de la vie, mais un sens supérieur dans lequel puissent se subsumer tous les sens que nous avons pu trouver à la vie, de même que l’absence de sens qui nous conduit à nous interroger sur cette notion.
Sans garantie de le trouver, puisque nous comprenons sans ambiguïté qu’il ne s’agit pas de la réponse univoque à une question unique, mais d’un processus qui n’aura d’autre fin que celle de notre existence personnelle.
Les sensibles, qui ont besoin d’amour et d’harmonie, ont un peu de peine avec ça (comme avec le fait qu’on meurt toujours seul).
Les pragmatiques, habitués à gérer, un peu moins : “Quand je me suis trouvée dans des situations où je ne savais pas bien que faire de ma vie, dit cette autre retraitée, je me suis trouvé artificiellement des choses que j’ai décidé de faire, et ça a très bien marché ».
Comme quoi le sens de la vie est peut-être bien quelque chose qu’on décide de se donner.