Flèche remontant vers le haut de page

En cliquant sur "Accepter", vous acceptez le stockage de cookies sur votre appareil pour améliorer votre navigation sur ce site. Consultez notre politique de confidentialité pour plus d'informations.

PhilosophesSociété

Partager sur :

Non, je n’ai rien sur Günther Anders…

Non, je n’ai rien sur Günther Anders…

“Non je n’ai rien sur Günther Anders, me lâche Nicolas Barone, le libraire miracle de l’Îlot 13, aux Grottes, à Genève. Quand on m’apporte des bouquins de lui, ils repartent aussitôt. “

Je lui ai posé la question parce que ma propre bibliothèque se remplit peu à peu des ouvrages de ce philosophe allemand, exilé aux Etats-Unis, puis revenu en Autriche. Beaucoup (trop) d’entre eux n’ont pas encore été traduits et ils ne sont pas si faciles à dénicher.

C’est peu dire.

L’Obsolescence de l’Homme est en ce moment en rupture de stock chez l’éditeur, indisponible dans la vente en ligne : une pénurie matérielle qui témoigne d’un nouveau foisonnement intellectuel. 

Savoir que son œuvre aujourd’hui s’arrache est une excellente nouvelle.

On commence à voir passer sur les réseaux des citations décoiffantes tirées de son œuvre majeure L’Obsolescence de l’homme. En général, ces posts sont généreusement likés, tant ils disent avec précision notre monde actuel. Anders serait sans doute enchanté qu’on le prenne enfin au sérieux mais sans doute moins qu’on le saupoudre sur les réseaux pour se divertir tout en se donnant bonne conscience. Ou le contraire.

Et pourtant, l’analyse chirurgicale, ou, plus justement cette épiphanie miraculeuse qu’est L’Obsolescence de l’homme pour le lecteur d’aujourd'hui, date de 1956. Comme si cette incongruité temporelle ne suffisait pas, il aura fallu attendre 2001 pour qu’un éditeur français se charge de nous le révéler. Près d’un demi-siècle, c’est long quand même pour une œuvre majeure. Le préfacier fait l’hypothèse que le caractère hybride du livre, mi-philosophique mi-journalistique, en a détourné les philosophes français en raison de son caractère prosaïque - comprenez trop facile d’accès - et qu’il aurait malgré tout été jugé trop difficile pour des lecteurs lambdas. L’un des biographes de Anders, Elke Schubert - non traduit - avance une explication plus sérieuse : “L'ignorance dans laquelle les écrits de Günther Anders ont été tenus et le refus de les intégrer dans le discours des sciences sociales et de la philosophie sont dus au fait qu'il remet en question la philosophie occidentale et son égocentrisme inhérent.1

Aujourd’hui, L’Obsolescence de l’homme n’a plus rien d’hybride. C’est un texte qui frappe juste, qui débusque les ressorts cachés de la construction de notre société et sait les montrer de manière aussi saisissante que facile d’accès. Un texte vieux de cinquante ans qui visait le simple diagnostic de son temps est devenu le pronostic exact de ce que nous sommes devenus. Les racines de notre monde de l’information, de la technique, de la technologie et de la communication dévoilées en un peu plus de 300 pages, comme une généalogie sociétale, c’est étonnant. Un livre ultracontemporain en somme, pour une époque et une culture comme la nôtre qui s’interroge comme jamais auparavant sur le prix qu’elle va devoir payer pour ses choix.

“Un texte vieux de cinquante ans qui visait le simple diagnostic de son temps est devenu le pronostic exact de ce que nous sommes devenus.”

Anders naît Günther Stern à Breslau, le 12 juillet 1902 dans une famille juive. Deuxième enfant du psychologue de l’enfance William Stern et de sa femme et collaboratrice Clara Stern, née Joseephy, il sert, ainsi que ses deux sœurs, de terrain d’observation à son père dont les publications ne seront “pas sans influence sur les travaux de Jean Piaget”.

Il obtient son doctorat à Freiburg en 1924, sous la direction de Husserl, qui lui propose avec empressement une place de secrétaire que Günther refuse sans hésitation. C’est qu’alors une carrière académique semble encore se dessiner pour le brillant philosophe qu’il est. Il assiste dès le printemps 1925 aux cours de Martin Heidegger, à l’occasion desquels il fera la connaissance de Hans Jonas et de Hannah Arendt. Il sera nécessaire de revenir aussi bien sur son rapport à Husserl, dont il dira les limites (“Pour être franc, c’était le philosophe le moins cultivé en histoire de la philosophie que j’aie jamais rencontré”), sur celui  qu’il entretiendra avec Heidegger (qu’il critiquera avec une grande pertinence et auquel il consacrera un ouvrage Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger), que sur sa relation à Arendt, qu’il épousera en 1929 et dont il divorcera en 1937 sans jamais vraiment rompre intellectuellement ni amicalement. 

“J’ai conquis Hannah au bal, avec la remarque faite en dansant que l’amour était cet acte par lequel on transforme quelque chose d’a posteriori : l’autre rencontré par hasard, en un a priori de sa propre vie. - Cette belle formule, à vrai dire, ne s’est pas confirmée. “

Lettre manuscrite

La période historique n’est toutefois pas du tout propice pour un juif qui espère accéder à une chaire de philosophie en Allemagne. Il ne le sait pas encore lorsqu’il défend sa thèse d’habilitation comme professeur à l’Université de Francfort. Intitulée “Uber die Weltfremdheit des Menschen “ (Sur l’Etrangeté de l’homme au monde), sa conférence, prononcée à la société Kant de Francfort devant Theodor Adorno et Max Horkheimer, ne semble pas avoir satisfait le premier. L’orientation aurait été trop heideggérienne pour lui, sans compter son déplaisir de voir arriver sur le devant de la scène le philosophe de la musique qu’était en train de devenir Günther Stern, alors qu’il était lui-même en train de rédiger sa sociologie de la musique. C’est le premier écueil sur lequel le rêve académique se brise, alors que, ironie de l’histoire, G. Anders recevra le prix Adorno pour L’Obsolescence de l’Homme en 1983. Le second écueil arrive en 1930 lorsque Paul Tillich, professeur de théologie à Francfort, lui demande de patienter pour sa nomination à l’Université : ”Pour l’instant, c’est d’abord le tour des nazis, pour un an au plus. Quand ils seront tombés, nous vous donnerons votre habilitation.2” Mais la résolution des conflits dans l’histoire n’est pas si rapide et Günther Anders, toujours Stern à cette époque, n’accèdera jamais à une carrière universitaire. Tillich perdra d’ailleurs lui aussi son poste de professeur au moment où les nazis accéderont au pouvoir.

On peut déplorer ce parcours académique brisé, pour lequel son avocat hambourgeois tentera d’obtenir réparation en 19593, mais l’honnêteté nous oblige à avouer un certain soulagement : une carrière lisse et prévisible nous aurait privé de L’Obsolescence de l’Homme.

Ses espoirs d’occuper une chaire universitaire envolés, à la grande déception de son épouse Hannah, Il faut bien trouver une ressource financière, dans cette Allemagne du début des années 30. Sur la recommandation de Bertolt Brecht - Anders a écrit un essai radiophonique remarqué sur son théâtre “Brecht comme penseur” - il est engagé comme journaliste au Börsen-Courrier, un quotidien berlinois qui couvre une large actualité. Günther Stern y écrit sur les sujets les plus divers, du théâtre aux rubriques locales que ses collègues boudent, si bien que la majorité des articles portent sa signature.  Un jour, son rédacteur en chef le fait venir dans son bureau pour s’inquiéter de la situation, devenue intenable, de ce Günther Stern qui signe la moitié des articles du journal.

- Eh bien, appelez-moi autrement (anders), lui suggère Stern.

- Très bien, rétorque le rédacteur. A partir d’aujourd’hui, vous vous appelez aussi Anders.

Günther utilisera pendant quelques années les deux patronymes en parallèle, paraphant ses textes philosophiques de son nom d’origine et réservant “Anders” à sa production littéraire. Lorsque, exilé en France, il acquiert une certaine notoriété pour le prix de la nouvelle qui lui sera attribué pour son récit “Der Hungermarsch” publié sous ce qui est encore un pseudonyme, il prend le parti de s’appeler Anders dans la vie et pour toutes ses futures productions. : “je me fis une certaine réputation, du moins dans le cercle restreint des émigrés, sous le nom de Günther Anders4”. Début 1933, l’histoire s’accélère avec l’investiture au pouvoir du parti nazi puis l’incendie du Reichstag. Brecht est inquiété et le nom de Stern figure dans le carnet d’adresses du dramaturge. Anders fait sa valise et part pour Paris, devenue la Mecque des exilés allemands immédiatement après la prise de pouvoir d’Hitler. Suivent le même chemin : Arnold Zweig, Alfred Döblin et le cousin de Anders, Walter Benjamin. Hannah l’y rejoindra la même année.

J’ai tout juste réussi à publier encore une ou deux fables de mes Molusiennes – un roman composé d’histoires imbriquées comme Les Mille et une nuits et dont le sujet est le mécanisme du fascisme -avant qu’il devienne impossible de continuer à écrire. Avoir fréquenté des gens de gauche en vue me rendait suspect. La situation devenait insupportable, et c’est ainsi que, dès mars 1933, je suis parti pour Paris5.

Depuis longtemps, il a vu venir la menace, contrairement à son père qui avait pourtant tenu bon en refusant la chaire de psychologie de l’Université de Berlin qu’il aurait pu obtenir moyennant une petite “formalité”, à savoir abjurer la religion juive. 

Il a tenu bon sur un minimum. Mais seulement sur un minimum. Se faire une idée exacte de la situation, ça, il ne pouvait pas se l’autoriser, il ne pouvait pas l’oser. Son image du monde (qui s’est effondrée en 1933), il ne pouvait la remettre en question. Non seulement, il n’a pas pressenti l’arrivée du national-socialisme, mais il a même fini par en refouler l’idée. (...) Je n’ai aucun mérite à avoir été moins aveugle que lui. Ma position sociale n’était pas en jeu. Je ne risquais rien à savoir. Se libérer de tout préjugé, cela dépend pour une large part du danger que l’on encourt en faisant preuve de discernement. Ce n’est pas un hasard si tant de penseurs qui ont risqué des idées originales n’ont pas fondé de famille.6” 

“Se libérer de tout préjugé, cela dépend pour une large part du danger que l’on encourt en faisant preuve de discernement.”

Il comprend la cécité des siens ou des citoyens qui manquent de perspicacité sur ce qui attend l’Allemagne : “L'écart entre la raison pratique et la raison théorique trouve son origine dans l'imagination limitée de l'homme, incapable d'être autre chose que lui-même.7

La vie à Paris est difficile pour ces exilés, privés de ressources, interdits de travailler donc empêchés de réunir la somme nécessaire pour obtenir les autorisations de séjour ainsi que la carte d’identité, et lorsqu’ils y parviennent :

“ (...) on demandait d’un ton méfiant : “D’où tenez-vous cet argent ? Vous ne travailleriez pas au noir, par hasard ? Et lorsqu’on ne pouvait pas fournir la somme en question, alors on nous disait : “Eh bien, qu’est-ce qui vous fait croire qu’on va continuer à vous tolérer ici, en France ?

L’exil dans un pays de langue étrangère, c’est aussi le fait d’être coupé de sa langue, un véritable défi pour un écrivain :

Ceux qui arrivaient avec un nom connu, comme Thomas Mann, Heinrich Mann (...) Döblin, eux, parvenaient naturellement à publier à l’étranger, en France, en Angleterre, en Amérique. Moi, je suis arrivé en pays inconnu, avec mon doctorat en poche depuis plusieurs années déjà mais sans réputation encore sur le plan littéraire. On ne me connaissait pas. A cela s’ajoute que non seulement je n’étais pas capable, mais que je n’avais pas non plus envie d’écrire dans une langue étrangère - j’en ai fait l’expérience en préparant les cours que je donnais à New York (...) et dont le niveau intellectuel n’a guère pu dépasser celui de mes connaissances en anglais. C’est comme si mes pensées avaient été contaminées par ma façon de parler. Pendant mes quatorze années d’émigration, j’ai toujours continué à n’écrire qu’en allemand (...) En fait, il n’y a eu que deux émigrés qui ont voulu se faire une réputation en tant qu’auteurs américains et y sont parvenus : <Marcuse> et Hannah Arendt...Mais ceux de mes amis qui, dès le départ et jusqu’au bout, se sont sentis non pas des immigrés, mais des émigrés, ceux-là n’ont même pas eu la tentation de chercher à maîtriser la nouvelle langue.”

“Ceux de mes amis qui, dès le départ et jusqu’au bout, se sont sentis non pas des immigrés, mais des émigrés, ceux-là n’ont même pas eu la tentation de chercher à maîtriser la nouvelle langue.8

Car il s’agira de quitter cette première terre d’accueil. La déclaration de guerre de la France à l’Allemagne, le 3 septembre 1939 estampille les émigrés allemands et autrichiens d’une nouvelle étiquette, dans les faits impossible à porter, celle d’”étrangers ennemis” et qui vaudra à Hannah Arendt d’être embarquée dans la rafle du Val d’hiv puis envoyée au camp de Gurs d’où elle réussira à s’échapper. Anders, lui, a déjà quitté l’Europe pour émigrer aux Etats-Unis dès 1936, d’où il ne ménagera pas ses efforts pour organiser la venue d’Hannah, de sa mère et de Heinrich Blücher, qu’elle a épousé en 1937, peu après son divorce d’avec Anders.

Nouvelle langue, nouveau milieu, nouvelle galère. Il demeure pendant trois ans à New-York, vivant de petits boulots, de cours privés, de l’aide de son père, exilé lui aussi et devenu professeur en Caroline du Nord. C’est une période sans philosophie qui s’ouvre à la suite de ce double déracinement, sans sunphilosopheîn, sans vis-à-vis pour philosopher. Il s’embarque pour Hollywood en 1939 avec une actrice qui a obtenu un contrat là-bas, s’essaie à l’écriture de scénarios :

A plusieurs reprises, j’ai tenté de réussir vraiment, “à l’américaine”, par exemple avec le texte d’un “one man film” pour Chaplin qui naturellement n’en a jamais rien su.” (...) Vous ne pouvez imaginer le temps et les forces que j’ai investis par naïveté dans des entreprises absurdes.9” 

Mais il vit surtout de petits boulots dans les usines de Los Angeles qui préfigurent celles qui se mettront en place en Europe après la guerre, observe les prémices d’une société de consommation qui ne cessera d’enfler jusqu’à nous et que son intelligence et son intuition hors du commun percent à jour. C’est là, dans les usines californiennes, dans le way of life américain que naissent les thèses de L’Obsolescence de l’homme.

Une expérience que vraiment je ne regrette pas – comme quoi les mauvais jobs sont les meilleurs, car ils sont sources d’expériences qu’on n’a jamais l’occasion de faire dans des emplois sur mesure. Sans mon passage en usine, en effet, je n’aurais pas été capable de rédiger ma critique de l’ère de la technique, je veux dire le livre “Die Antiquiertheit des Menschen10”.

On appréciera cette perspective qui contraste vertigineusement avec les discours tièdes du bien-être au travail et du sens à donner à son activité professionnelle dans lesquels on nous baigne aujourd’hui...

De Californie, il est ensuite appelé à New-York pour collaborer à l’Office of War Information, un service gouvernemental dans lequel sont réunies et mises en forme, en de multiples langues, les informations que l’on diffuse à l’intention des Allemands et des populations tombées sous le joug nazi. Il quitte ce poste le jour où on lui demande de traduire en allemand un livre sur les “Japs” qu’il juge fascisant d’un bout à l’autre. Il explique à son boss qu’il n’est pas venu en Amérique après avoir fui le fascisme pour fabriquer des brochures fascistes destinées à l’Allemagne11. Sa fronde stupéfie son entourage qui le taxe de feeble minded tant les postes auprès de l’Office sont recherchés. Il donnera quelques temps à la New School for Social Research des cours de philosophie de l’art, cherchant à faire des liens entre la littérature, la peinture, la musique, analysant des lieder de Schubert et La Bénédiction de Jacob de Rembrandt dans la même leçon, “ce qui, au pays par excellence de la division du travail faisait sensation, naturellement, mais passait aussi pour suspect.

Là-bas, on n’était reconnu comme quelqu’un de sérieux que si, en dehors d’une seule spécialité très pointue, on ne savait rien. Le manque de culture générale était un critère de sérieux.12

“Le manque de culture générale était un critère de sérieux.”

Les écrits de cette époque, outre les esquisses pour L’Obsolescence, lui permettent de théoriser son propre vécu ainsi que les catastrophes du XXe que sont les deux guerres mondiales, les camps d’extermination (où on n’a pas tué des gens mais “produit” des cadavres, comme on produit n’importe quel objet de consommation), Hiroshima, moment de bascule où la technologie est devenue si puissante, dépasse tellement les humains que ceux-ci n’ont plus les moyens tant intellectuels qu’émotionnels pour mesurer les enjeux de ce qu’ils ont produit, parce que l’arme atomique a cessé d’être un moyen pour devenir une fin. 

“La seule existence de la bombe, le simple fait de la posséder et de pouvoir s’en servir suffi(t) à en faire un ultimatum : elle e(st) le chantage devenu chose, elle e(st) chantage par essence, qu’on veuille l’utiliser ou non (...) Même entre les mains d’un Saint François d’Assise, elle serait devenue un moyen de chantage !13

Anders se tient toujours à cette frontière entre le fait, le sentiment et le concept, les conjugue continuellement. Il ne veut pas écrire pour les “philosophes”, dénonce les préoccupations intellectuelles déconnectées de la réalité :

Entre 1931 et 1945, les seuls sujets que j’aie traités ont été le national-socialisme et la guerre. Il me semblait qu’écrire des textes sur la morale que seuls pourraient lire et comprendre des collègues universitaires était dénué de sens, grotesque, voire immoral. Aussi dénué de sens que si un boulanger ne faisait des petits pains que pour d’autres boulangers.14

On ne peut pas se contenter aujourd'hui d’interpréter “l’Ethique à Nicomaque” alors qu’on accumule les ogives nucléaires. Le comique de quatre-vingt-dix pour cent de la philosophie d’aujourd’hui est indépassable. Les reproches que l’on m’a faits, parce que j’ai philosophé sans tenir compte des dix mille livres de mes ancêtres et parce que je n’ai pas exploité ces trésors me touche peu. J’utilise le monde lui-même comme un livre que je cherche à traduire dans une langue intelligible et efficace parce qu’il est “écrit” dans une langue presque incompréhensible.” 15

“On ne peut pas se contenter aujourd'hui d’interpréter “l’Ethique à Nicomaque” alors qu’on accumule les ogives nucléaires.”

Les poètes après 1945 se sont demandé comment on pouvait encore faire de la poésie après Auschwitz. La forme philosophique choisie par Anders, de même que son objet, lui ont été commandés par les événements tragiques du XXe siècle qu’il aura tous vécus, jusqu’à la guerre du Vietnam. Son combat acharné contre cette guerre le fera d’ailleurs élire comme juré au Tribunal Russell, où il rencontrera Sartre. Celui-ci lui avouera à cette occasion que son ouvrage “L’Existentialisme est un humanisme” doit beaucoup à “Sur l’homme et son étrangeté au monde”. Méprise ? Anders n’avait aucune fascination pour cette philosophie française qu’il voyait comme une réaction presque mécanique aux événements politiques de l’époque :

Il est inutile de s’attarder à démontrer que le national-socialisme a été un avatar du nihilisme. (...) Il a été le premier mouvement politique à nier l’homme en tant qu’homme, et même à le nier massivement afin de l’anéantir réellement comme simple “nature”, comme matière première ou résidu (...) on serait en droit de parler à son sujet d’”annihilisme”.

La bombe atomique et le nouvel avatar (français <l’existentialisme>) sont l’une comme l’autre des façons de s’expliquer avec cet “annihilisme”. La bombe atomique, parce que sa production n’avait à l’origine pas d’autre fin que de contrer l’expansion de l’annihilisme national-socialiste. Et le nihilisme français parce que l’”existence absurde” qu’il décrivait revenait plus ou moins à décrire ce qu’était devenue l’existence sous la terreur nationale-socialiste, donc à dépeindre l’homme qui avait fait l’expérience de lui-même comme d’un “néant”, comme d’un être qui existe “pour rien”. 16

Les lecteurs plus charitables que nous pouvons être aujourd’hui peuvent comprendre l’inspiration que Sartre a pu trouver chez le jeune Anders : la table des matières de “L’Humain étranger au monde” constitue un véritable vivier pour l’existentialisme. Le titre à lui seul contient déjà Sartre tout entier. “Pathologie de la liberté”, “Situation et connaissance”, “l’humain est à moitié cuit, donc libre”, etc. nous donne l’impression d’avoir ouvert un essai de Sartre. Mais il y a une différence de taille entre les deux philosophes : Anders observe le monde dans sa totalité et se refuse absolument à élaborer un système philosophique à partir de ses observations. Il n’en profite pas, comme le fait Sartre, pour tirer de la situation de l’homme au XXe siècle une nouvelle ontologie17 ou une nouvelle métaphysique. D’ailleurs, pour Anders, la séparation entre ontologie et morale comme catégories philosophiques distinctes a explosé avec la bombe atomique :

A quoi bon vivre avec une ontologie, en posant la question de l’être, alors que nous ne savons pas si nous serons encore là demain ? (...) Il y a la célèbre formule de Marx : “les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer.” Mais maintenant, elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait.18

“Ce qu’il faut avant tout, c’est préserver le monde.”

Ce qu’il faut avant tout, c’est préserver le monde”. Décédé en 1992 à Vienne, l’année des accords de Rio sur le climat19, Günther Anders n’a pas vécu assez longtemps pour métaboliser la menace du XXIe siècle, celle de l’affolement de l’équilibre de notre planète. Et pourtant, nos préoccupations de ce premier quart de siècle sont déjà tout entières dans L’Obsolescence de l’Homme. Vous ai-je seulement indiqué son sous-titre ? Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle. Elle contient en germes la troisième, la révolution informatique, notre immersion radicale dans le monde de l’image, dans le virtuel, dans l’accumulation effrénée d’objets dont nous sommes devenus les sujets, dans l‘exploitation délirante de notre planète et notre cécité face à l’apocalypse.

A suivre, bien sûr, dans un prochain article.

1 Entscheidend für die Ignoranz gegenüber Günther Anders’Schriften und die Weigerung, sie in den Sozialwissenschaftliche und philosophischen Diskurs aufzunehmen ist, dass er die abendländlischePhilosophie und die inhärenten Egozentrismus in Frage stellt.
2 Si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (SDV) P.35
3 Correspondance avec Hannah Arendt, p.97
4 SDV, p.37
5 SDV, p. 35
6 SDV, pp 11-12
7 Elke Schubert : Günther Anders, p.34
8 SDV, p.47-49
9 SDV, p.53
10 SDV, p.54
11 SDV, p.55
12 SDV, p.57
13 OH, p.285
14 EDV, p.33
15 SDV, p.74
16 OH, p.338
17 Partie de la philosophie qui traite de l'être indépendamment de ses déterminations particulières.
18 SDV, p.77
19 En juin 1992, à Rio de Janeiro (Brésil), la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement – connue sous le nom de Sommet "planète Terre" – a adopté une déclaration qui a fait progresser le concept des droits et des responsabilités des pays dans le domaine de l'environnement.

Saisissez votre adresse e-mail et vous recevrez un email chaque fois qu'un nouvel article est publié sur ce blog.

Merci, votre demande a bien été reçue !
Mince, quelque chose s'est mal passée...