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Philosophes

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Kant vegan ?

Kant vegan ?

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Kant était omnivore et il aimait la viande, ses biographes sont affirmatifs sur ce point. L’un d’eux, Jachmann, avance sans rire que : “ses menus étaient simples : trois plats, fromage et beurre”. Mais il est vrai que le repas de midi, qui s’étirait jusqu’à seize ou dix-sept heures, suivant les discussions engagées avec les convives qui partageaient chaque jour sa table, était le seul de la journée. On sait qu’il aimait le bouillon de veau et que son problématique valet, Lampe, lui servait des viandes rôties, sans que le gibier ne figure jamais à sa table. Si c’est le poisson qu’il préférait — il adorait le cabillaud et disait qu’il en “mangerait une pleine assiette, même en sortant de table” — il mâchait longuement la viande, pour en extraire le jus, et abandonnait discrètement le reliquat dans un coin de son assiette, sous des croûtes de pain. On appréciera. Autre temps, autres habitudes.

Ce n’est évidemment pas pour ses travers masticatoires que Kant est resté dans les mémoires, même si c’est bien à son génie philosophique qu’on doit de connaître l’état de sa dentition, “fort mauvaise et qui lui donnait beaucoup de soucis”. Pas de relooking personnel posthume pour les philosophes stars, privés des selfies lisses et photoshopés d’anonymes qui n’ont pas toujours autre chose à apporter que l’éclat de leurs dents blanches. Voilà qui nous repose.

Les étudiants, parfois contraints, qui abordent la philosophie morale de Kant, voient tout d’abord se dresser devant eux un mur, genre face nord d’une cime qui attend toujours son vainqueur. Quelques heures de lecture et quelques semaines de digestion plus tard, une fois le tilt atteint, et parfois même l’effet waouh vécu, ils peinent à penser le processus de la moralité autrement que par Emmanuel et c’est alors tout un art que de leur faire goûter les beautés de l’utilitarisme. Mais le jeu en vaut la chandelle car c’est bien entre les mamelles de ces deux philosophies que, grosso modo, nous jaugeons spontanément ce qui est moral et ce qui l’est moins.

Prenons les choses simplement. Faisons d’abord la distinction entre ce qui est bon et le Bien, ou entre ce qui est bon relativement à quelque chose et ce qui est bon absolument. Si je veux soigner quelqu’un d’une maladie qui le terrasse, je dois choisir le bon remède. Le remède est bon relativement à l’effet que je vise, à savoir guérir le malade. De même, et tous les lecteurs d’Agatha Christie le savent, si je veux empoisonner quelqu’un, il faut que je trouve le poison le mieux adapté à l’effet que je recherche, poison lent, fulgurant, mortel, paralysant, qui laisse des traces ou reste imperceptible à la plus fouillée des autopsies. Ici, le poison est bon relativement au but que je recherche exactement comme dans le cas du remède. Dans les deux cas, on a affaire à ce que Kant appelle un impératif hypothétique, c’est-à-dire à un commandement (impératif) qui m’ordonne de faire quelque chose pour peu que je recherche une fin déterminée (hypothétique). Pour faire une omelette, il faut casser des œufs, c’est totalement indispensable, mais on verrait mal pourquoi on en casserait si ce n’est pas pour faire une omelette, exactement comme ce n’est pas un mal de ne pas casser des œufs quand on ne veut pas faire d’omelette. Pas besoin d’en rajouter, tout le monde a compris à ce stade.

Pour ce qui concerne le Bien ou ce qui est bon absolument, les choses sont un peu plus compliquées. Prenons l’exemple d’un homme bon qui pourrait nous donner l’illusion d’un bien qui ne serait pas relatif. Comment est-ce que je pourrai énoncer les qualités d’un homme bon ? Est-ce qu’il est calme, est-ce qu’il sait se maîtriser ? Est-il d’un naturel attentif pour autrui ? Sait-il garder son sang-froid en toutes circonstances ? Cherche-t-il le meilleur pour autrui ? On pourrait presque se mettre d’accord sur l’idée que ces qualités sont bonnes absolument, et non pas relativement à quelque chose, si on ne s’avisait que toutes ces qualités peuvent se rencontrer chez un criminel sanguinaire. Et elles nous paraîtront particulièrement ignobles pour cette raison qu’elles sont mises au service d’une intention que nous jugeons mauvaise. Le film “Un ami qui vous veut du bien”, a, lui, définitivement montré à quel point peuvent être terrifiants ceux qui veulent le meilleur pour vous.

Ainsi n’y a-t-il de bon absolument qu’une bonne volonté.

Car la question est bien celle-ci : pourquoi y a-t-il certaines actions que nous jugeons bonnes ou mauvaises absolument, sans lien aucun avec le but à atteindre ou les conséquences qu’elles entraînent ? Ce dernier point est important : nous avons tous connu des maladroits ou des malchanceux dont les actions aboutissent à de véritables catastrophes sans qu’on puisse vraiment leur en vouloir. Pourquoi ? Parce que leur intention était bonne. Et comment reconnaît-on (théoriquement) une intention bonne ? A ceci que nous pourrions vouloir que cette intention, et le commandement qui a mis en œuvre l’action pour la réaliser, puisse être rejoué par n’importe qui n’importe où, en clair que la maxime de cette action, le principe qui a subjectivement été vécu par la personne en question lorsqu’elle a voulu, puisse devenir une loi de la nature, comme si les êtres humains ou tout être raisonnable (l’extra-terrestre ET, par exemple) étaient amenés à compléter les lois de la nature physique qui leur préexistent en établissant une loi de la nature du point de vue moral. Et on peut conclure provisoirement (en espérant ne pas avoir perdu trop de monde en route) en disant qu’un commandement, qui ordonne absolument sans égard au but et aux conséquences, est un impératif catégorique, qu’il n’y en a d’ailleurs qu’un seul que Kant exprime sous une formule désormais consacrée :

“Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”.

On a affaire avec Kant à la posture morale la plus rigoureuse (certains la disent rigide) qu’on puisse concevoir, plus exigeante que la règle d’or même qui nous recommande de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, dans la mesure, où, dans l’impératif catégorique, je ne prends pas mes préférences personnelles subjectives comme étalon de référence pour décider de ce qui est bon.

Voilà qu’il est temps de se demander en quoi ces considérations peuvent jeter un coup de projecteur sur les questions, importantes, débattues aujourd’hui à propos du sort à réserver aux animaux, des thèses antispécistes et des invitations au véganisme. Ce mouvement est fondé sur la déclaration suivante dans les statuts de la Vegan society du 20 novembre 1979 :

« < Le véganisme> est une philosophie et une façon de vivre qui cherche à exclure -autant que faire se peut- toute forme d’exploitation et de cruauté envers les animaux, que ce soit pour se nourrir, s’habiller, ou pour tout autre but, et par extension, faire la promotion du développement et l’usage d’alternatives sans exploitation animale, pour le bénéfice des humains, des animaux et de l’environnement […] »

Ce mouvement s’est résolument radicalisé dans les décennies qui ont suivi, excluant toute utilisation de produits issus des animaux ou découlant de leur activité.

On l’a vu, primo Kant n’était pas vegan. Deuxio Kant réserve l’activation de l’impératif catégorique aux seuls être raisonnables, c’est-à-dire aux êtres qui non seulement agissent d’après des lois (ce que fait également une pierre en se détachant de la montagne et en tombant dans la vallée par exemple), mais qui aient la capacité d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire qui soient capables d’assujettir leur volonté à des principes. Donc pas les cailloux, ni les plantes, ni, dans son esprit, les animaux.

Dessin : Guy Mérat

Le cercle éthique de Kant, le périmètre qui comprend les êtres, est donc strictement réservé, en gros et pour être pragmatique, aux êtres humains.

Mais si nous avons, avec Kant, la construction du système moral le plus sévère que l’on puisse concevoir, il doit pouvoir être testé sur le traitement des êtres vivants que nous incluons, dans nos sociétés post-kantiennes, progressivement dans notre cercle éthique. Après tout, le Gange a bien aujourd’hui le statut juridique d’une personne.

Reprenons l’impératif catégorique :

“Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”

Et appliquons à notre propos la conséquence qui, pour Kant, découle de son impératif catégorique et constitue une autre manière de le formuler, en l’étendant aux animaux, aux plantes, aux cours d’eau et à notre planète :

« Agis de façon telle que tu traites <l’humanité>, aussi bien dans ta <personne> que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen”.

Si cette formulation de l’impératif catégorique nous enjoint de considérer notre dentiste ou le chauffeur du bus “toujours en même temps comme une fin, et pas seulement comme le moyen” de me faire soigner les dents, ou d’arriver à l’heure à bon port, cela signifie que je dois du respect à leurs personnes qui sont aussi, comme moi, des législateurs potentiels à même d’activer l’impératif moral dans leur tête. Je ne suis pas invitée à assommer le dentiste qui a mal fait son travail ni à insulter le chauffeur qui lambine sur la route. Soit, mais ce qu’il faut retenir ici est que le contrat social qui me lie à eux implique que, régulièrement, je sois amenée à les considérer comme des moyens, exactement comme je me considère par moments comme le moyen par lequel mes enfants peuvent être élevés, nourris, soignés, par exemple.

On s’aperçoit que la formule permet un juste équilibre entre la dimension sacrée de la personne (chez Kant) ou du vivant (dans notre démonstration) et la dimension économique qui régit le fait de vivre en société. Jocelyne Porcher, sociologue et zootechnicienne après avoir été éleveuse de moutons, dit la même chose dans la relation qui unit les humains et les animaux :

“Travailler avec les animaux, cela veut dire produire, mais cela veut dire aussi vivre ensemble, se construire, s’épanouir. Le travail a des rationalités économiques, mais il a aussi des rationalités relationnelles et identitaires”.

Or, dans le débat vegan le plus radical à l’oeuvre. aujourd’hui, la moralité est plus contraignante encore que la vision kantienne, puisqu’elle va jusqu’à exclure que nous puissions utiliser les animaux comme moyens. Lorsque le véganisme réprouve une balade en forêt sur un cheval ou la vie partagée avec un animal domestique, il est plus restrictif que ne l’est Kant avec ses frères humains. Mais, de façon assez symptomatique dans le contexte vegan, on n’y dit rien des humains, pour la bonne raison que, si personne ne peut être utilisé comme moyen, alors il n’y a pas de société possible.

Et il n’y aurait pas eu de civilisations possibles non plus, si l’homme n’avait jamais fait alliance avec les animaux domestiques. Il faut ne jamais avoir été proches des animaux domestiques pour penser que la domestication est une monstruosité contre nature. “Car les animaux domestiques, nous rappelle Jocelyne Porcher, ont en majorité un statut de proie. Quand vous êtes une brebis, la liberté qui vous apparaît le plus clairement est celle du loup et non pas la vôtre. Les bergers n’ont pas réduit les brebis en esclavage. Ils ont construit une alliance capable de rassurer les animaux et à même de leur permettre de vivre sans la peur du prédateur.”

Références :

Michel Onfray : Le ventre des philosophes

Jean Mistler : Kant intime, Grasset

Thomas de Quincey : Les derniers jours d’Emmanuel Kant

Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs

Jocelyne porcher (2014) : Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle

Jocelyne Porcher (2007) : Ne libérez pas les animaux !

Jean-François Braunstein (2018) : La philosophie devenue folle

Walt Whitman : Feuilles d’herbe

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